C’est un long et improbable chemin, celui de Cherchell à Auschwitz en passant par Paris. A la fin du 19ème siècle, Cherchell est une petite ville à une centaine de kilomètres d’Alger. Son passé antique, puis islamique, a laissé des monuments, mais la ville vivote quand Moïse Teboul y nait le 22 août 1894.
Les rues sont encore en terre battue, les natifs y déambulent en djellaba, burnous ou gandoura. Les enfants vont pieds nus et les femmes portent un habit traditionnel, la tête couverte. Quelques hommes circulent en costume occidental. On peut apercevoir des vélos, des voitures à cheval, mais les automobiles sont rares.
Moïse fait-il sa scolarité à Cherchell, avec pour horizon le bleu intense du ciel et de la mer Méditerranée ?
Lorsqu’il fait ses classes, en 1914, à 20 ans, il déclare résider à Orléansville, où il exerce la profession de clerc de notaire. Son père se prénomme Ayouche et sa mère, Rachel Torjmann, est sans profession. Ils habitent également à Orléansville.
Moïse n’est pas appelé en septembre 1914 quant la mobilisation est décrétée. C’est seulement en décembre qu’il est incorporé au 1er Régiment de Zouaves, les régiments de Zouaves formant l’infanterie des unités françaises d’Afrique du Nord. Moïse rejoint le corps le jour-même, le 18 décembre 1914. Il est Zouave de 2ème classe. Il porte sans doute la tenue, dite à l’orientale, avec, en particulier, le pantalon bouffant, les guêtres et les jambières. Si l’uniforme est adapté aux pays chauds, il ne l’est pas pour la campagne de France. Après quelques mois, l’uniforme des Zouaves sera standardisé, identique à celui des autres régiments, seule la couleur moutarde les distinguera.
Le 9 mai 1915, il est affecté au 3ème Régiment de Zouaves qui est alors en Champagne. Le 21 juin, Il est blessé et évacué. Il ne rejoint son unité que le 4 novembre 1915.
Son régiment est affecté au renfort pour l’Orient, c’est-à-dire Les Dardanelles, le 9 mai 1916. Moïse embarque à Bizerte le même jour.
Le 2 février 1917, il est malade et doit être évacué. Il est de nouveau sous les drapeaux le 2 juin. Son dossier est examiné par la Commission de réforme de Constantine. Il est réformé temporaire et proposé pour une gratification de 6ème catégorie par la commission. Il souffre de tachycardie et d’arythmie cardiaque. Une hypertrophie cardiaque est diagnostiquée. La Commission de réforme d’Alger du 9 mai 1919 le maintien réformé temporaire avec une pension. Non seulement son hypertrophie cardiaque est confirmée, mais son état général est qualifié de médiocre. La même commission qui examine son dossier en août 1920 constate également une anémie légère. Il est définitivement réformé le 15 avril 1921 pour « Insuffisance nitrale avec forte tachycardie ».
Il est probable que Moïse soit retourné en Algérie, près de sa famille. La guerre a-t-elle bouleversé ses perspectives de vie ? A quel moment décide-t-il de s’installer à Paris, ne serait-ce que pour faire des études ?
Moïse prépare sa licence en droit à la faculté de droit de Paris et obtient le diplôme le 5 novembre 1925.
Le 5 janvier 1926, Moïse demande à être admis au stage des avocats du barreau de Paris. Il exprime le désir que le rapporteur de son dossier soit Me Cauchy, membre du Conseil de l’Ordre, ce qui lui est accordé. Il est admis à la prestation de serment du 2 février 1926 et au stage le 9 février. Il déclare un domicile au 134 rue Victor Hugo à Levallois-Perret.
Toutefois, sans domicile professionnel à Paris, il est impossible d’être inscrit au tableau des avocats parisiens. Moïse représente son dossier quelques jours plus tard. Cette fois, il est domicilié 7, rue Henry Monnier, dans le 9ème arrondissement. Il va garder longtemps cette adresse professionnelle.
Le rapporteur est le futur bâtonnier Etienne Carpentier. Moïse prête serment le 4 février 1926, date à laquelle il est admis au tableau.
Est-ce à ce moment qu’il adopte le prénom d’usage Maurice, moins connoté juif que Moïse ?
Le 7 novembre 1929, Moïse-Maurice épouse Camille, Jacqueline Erlanger. Il a 35 ans. La jeune mariée en a 22. Le père de Jacqueline, Martin Erlanger, est commerçant. Il est né en Suisse, à Zürich. La famille est ashkénaze.
Maurice et Jacqueline accueillent un premier enfant, le 24 octobre 1930, Nicole Rachel. Le second prénom est celui de la mère de Maurice. Un deuxième enfant nait en 1936. La famille habite 48, rue du Four, dans le 6ème arrondissement.
La carrière de Maurice s’écoule sans heurt ni coup d’éclat. Ce n’est pas un pénaliste en charge de dossiers retentissants. Il « occupe », comme on dit, dans des dossiers de particuliers et notamment, en matière de loyers.
Quelques petits litiges émaillent ses années d’exercice. En janvier 1930, le bâtonnier est informé de son litige avec des clients, les époux Perruche, car il refuse de transmettre le dossier s’il n’a pas 500 francs d’honoraires que les clients estiment ne pas devoir.
Le 29 septembre 1930, Maître Lucien Weill, à qui Maurice n’a pas communiqué deux pièces produites juste avant l’audience, se plaint auprès du bâtonnier. L’affaire est vite réglée par l’envoi des deux pièces.
En 1935, il est incidemment mentionné dans une lettre envoyée au bâtonnier par une cliente mécontente d’un autre avocat. On comprend que Maurice, qui n’est pas mis en cause, est l’avocat attitré d’un cabinet d’affaires, le cabinet Brun, rue Volta, pour lequel il traite les dossiers de droit immobilier.
La seule fois où la presse mentionne son nom est dans Le Matin du 24 février 1937 : « A la suite, croit-on, de la formation d’une poche d’oxyde de carbone dans la cheminée, 48, rue Dufour, une explosion se produit, occasionnant quelques dégâts dans l’appartement de M. Maurice Teboul, avocat à la cour. »
Rien de notable. Maurice aurait sans doute poursuivi et terminé une carrière d’avocat ordinaire si l’histoire ne l’avait pas rattrapé.
Le 1er septembre 1939, l’Allemagne hitlérienne envahit la Pologne. Le 2 septembre, la mobilisation est décrétée en France. Maurice a été définitivement réformé. En outre, il a 45 ans. Il reste à Paris. Son cabinet est installé 20, boulevard de Courcelles dans le 17ème arrondissement.
La période de la Drôle de Guerre n’est pas la plus difficile. Les mesures antisémites seront prises après la défaite.
Que se passe-t-il au cours du premier semestre 1940 dans la vie professionnelle de Maurice ? Un certificat de non-appel du Parquet Général fait référence à un arrêté du Conseil de l’Ordre du 27 août 1940 qui prononce une suspension de deux mois à son encontre. Maurice ne fait pas appel.
Le 11 septembre 1940, une courte loi réglemente l’accès au barreau en restreignant celui-ci aux personnes possédant la nationalité française « à titre originaire, comme étant né d’un père français ». Une dérogation est prévue pour les anciens combattants de 1914 et 1939.
L’Ordre la met en œuvre aussitôt en envoyant à chaque avocat parisien un formulaire en application de cette loi pour leur demander de justifier leur droit d’accès au barreau. En réponse, Maurice envoie sa carte de combattant de 14-18. Etant né en 1894, il est probable que ses parents étaient nés, eux, avant 1870, date de la publication du décret Crémieux qui faisait de tous les juifs d’Algérie des citoyens français. La démonstration était plus difficile que de fournir sa carte d’ancien combattant. Et moins valorisante.
Sur le même formulaire, Maurice indique avoir deux enfants de 10 ans et 4 ans et demi.
Avec l’Occupation, et surtout la Collaboration édictée par le gouvernement de Vichy, les juifs, étrangers d’abord, puis les Français, entrent dans des temps durs. Un long tunnel d’humiliations, d’exclusions, de peur et de violence.
Quand Maurice a-t-il été arrêté ? Par qui ?
Il est déporté de Drancy vers Auschwitz le 23 septembre 1942. Dans le convoi, un autre confrère parisien qu’il connait peut-être, Maurice Weill-Raynal.
Un réconfort pour Maurice : Jacqueline et les enfants se sont réfugiés à Cannes. Il ne saura pas qu’ils vont échapper à l’extermination.
Pendant les 3 jours de transport, Maurice a eu le temps de repenser à Cherchell, à sa jeunesse au bord de la Méditerranée. Dans le froid de la Pologne, Cherchell a-t-il été sa dernière pensée ?
Pas de décoration connue.
Dossier administratif de Moïse dit Maurice Teboul :
- Lettre de Me Lucien Weill au bâtonnier du 29 septembre 1930
- Lettre de Maurice Teboul du 2 septembre 1940 et formulaire
- Lettre du Parquet général du 10 septembre 1940
Archives Historiques de la Défense :
Caen :
Maurice Teboul : AC 21 P 543112
Memorial Genweb :


