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Difficile d’écrire une notice biographique sur Gaston Crémieux, avocat à la Cour d’appel de Paris, Mort pour la France. Toute recherche sur lui est vouée à se heurter à la mémoire de son grand-père homonyme. Gaston Moïse Crémieux est le petit-fils de Louis Gaston Isaac Crémieux, avocat lui aussi, mais à Marseille, et surtout journaliste, écrivain, poète et Communard. Les deux ont pour nom d’usage Gaston Crémieux. Mais le parcours romanesque et tragique du premier Gaston Crémieux, s’il a toujours fait la fierté de son petit-fils, fait de l’ombre à la vie du deuxième Gaston Crémieux.

Ecrire la vie de Gaston Crémieux, avocat parisien, c’est revenir sur un parcours familial qui sort de l’ordinaire.

Comme l’histoire de la famille Crémieux est dense ! Cette famille Crémieux en particulier, car des Crémieux, il y en a beaucoup. Ils viennent du Comtat Venaissin, de Carpentras surtout, ces Juifs du Pape, dont la présence en France est bien plus ancienne que celle de beaucoup de Français d’aujourd’hui.

Comme ils ont aimé ce pays, leur pays, la France !

En revanche, bien qu’elle ait été revendiquée par Gaston dans une lettre du 11 octobre 1940, nulle parenté n’existe – ou alors par un lien perdu dans les siècles passés – avec Adolphe Crémieux, le ministre de la justice, « père » du fameux décret Crémieux qui a octroyé la nationalité française à tous les juifs d’Algérie en 1870.

Reprenons à rebours la généalogie de Gaston Crémieux, avocat parisien.

Gaston Moïse est né le 13 avril 1891 à Paris, au domicile de ses parents, 7, Place Saint-Michel dans le 5ème arrondissement. Sa mère, Fortunée Messaouda Stora, est âgée de 21 ans. Elle est sans profession. La famille de Fortunée est juive, originaire d’Algérie et le père de Fortunée, Nathan Stora, exerce la profession de négociant avec l’Algérie.

Le père de Gaston, Joseph Lange Albert, dit Albert, est né en 1865 à Pont-Saint-Esprit, dans le Gard. Il a 25 ans à la naissance de Gaston, mais il est déjà avocat à la Cour d’appel de Paris. Des enfants vont naître tous les ans : des jumeaux, Armand Jacob et Marcel Nathan en 1892, qui ne vivront pas, Maurice Nathan Chebali en 1893, puis Noémie Clémentine Rachel Marthe en 1894.

Les parents de Gaston divorcent en 1915. Il a 24 ans. Albert se remarie l’année suivante avec Marie-Louise Duchesne. Il divorce à nouveau en 1921. Et se remarie en 1928 avec une avocate, Irène Cassan.

Gaston va travailler une quinzaine d’années avec son père, aussi il n’est pas inutile de comprendre qui est Albert.

Albert Crémieux est un personnage. Il a débuté sa carrière comme journaliste judiciaire et est membre de l’Association de la Presse judiciaire. Il a été rédacteur au Paris, à L’Eclair et à L’Economiste Parlementaire. Avocat, il a pour client le ministère de l’agriculture pour lequel il travaille également sur des projets de loi. Cela lui vaut d’être Chevalier de la Légion d’honneur. Il est proche du parti socialiste et n’hésite pas à participer à des conférences dans lesquelles, inévitablement, la personnalité de son père, le premier Gaston Crémieux, est évoquée et louée. Albert est membre de l’Union des Volontaires juifs, juifs étrangers qui se sont engagés en 1914 pour la France. C’est l’occasion pour lui de faire de grands et émouvants discours patriotiques.

Dans L’Excelsior du 15 août 1911, Albert Crémieux est interrogé sur la plus grande émotion qu’il a éprouvée dans sa carrière. Il évoque une affaire criminelle, vieille de 17 ans, dans laquelle il défendait , avec ses confrères Edgar Demange et Henri Robert, les accusés d’assassinat. Son client était le plus jeune de tous et il estimait qu’il avait été entraîné par les autres. Les circonstances du crime étaient telles que tous furent condamnés à l’échafaud. Albert Crémieux se rendit à l’Élysée et supplia « de tout son cœur » le président Carnot de faire grâce à son client. Il pensait l’avoir ému. Il raconte : « Trois jours après la suprême démarche, j’allais à la Grande-Roquette, lorsque presque au seuil de la prison, je rencontrais l’un des plus proches collaborateurs du ministre de la justice. Vous savez, me dit-il, votre client et l’autre, c’est pour demain.

Pourquoi suis-je quand même entré dans la cellule de celui qui allait mourir et qui, confiant en sa jeunesse, avait la certitude qu’il vivrait, pourquoi ne me suis-je pas enfui, comment ai-je eu la force de me tenir debout, de lui parler, de feindre la confiance ? Je l’ignore. Il était devant moi, disant des mots que j’entendais à peine, formant des projets d’avenir, et sa main tourmentait machinalement un chapelet donné par l’aumônier. Et, durant d’interminables minutes, je l’écoutais, je m’efforçais de répondre, les yeux obstinément fixés sur cette tête qui allait tomber, avec la vision du couperet prêt à s’abattre… (…) A la porte de la prison, je « vis » – comme si elle se fut déjà dressée – la machine à tuer et, défaillant, allant au hasard devant moi, je montais vers le Père-Lachaise, parmi les tombes. Loin des hommes…»

Cette « grande émotion » traduit l’humanité du père de Gaston, l’homme qui lui a tout appris.

Albert décède le 11 mai 1940, officier de la Légion d’honneur. Il est enterré à Marseille.

Marseille … C’est là, au Palais du Pharo, qu’a été fusillé Gaston Crémieux le 30 novembre 1871. La légende de l’histoire familiale a été écrite à Marseille par Louis Gaston Isaac, dit Gaston, Crémieux, le grand-père de Gaston Moïse. Autre personnage formidable.

Ce premier Gaston Crémieux est né à Nîmes le 22 juin 1836, il fait ses études de droit à la faculté d’Aix-en-Provence et prête son serment d’avocat au barreau de Nîmes le 25 mars 1857. Poète, il publie deux recueils, écrivain, il participe à la création de L’Avenir, un journal littéraire. Il épouse Noémi Molina en 1964 et lui fait quatre enfants, dont Albert l’aîné. La famille, sans doute en difficulté financière, déménage à Marseille où vivent les parents Molina.

Révolté par la misère de la population, il met ses compétences professionnelles au service de cette dernière et s’engage politiquement.  Il rédige des cahiers de revendications ouvrières, il participe, en juillet 1868, à la création de l’Association Phocéenne pour le Développement de l’Instruction et de l’Education des deux sexes. En 1869, il est le directeur de campagne de Léon Gambetta. En 1870, il prend la tête de diverses manifestations de soutien aux Républicains, ce qui lui vaut 6 mois d’emprisonnement. L’année suivante, il est le fer de lance du soutien aux Communards parisiens. Il est naturellement porté à la tête de la Commune marseillaise qui destitue le préfet et son personnel. Les Républicains parisiens jugent le mouvement marseillais insuffisamment révolutionnaire et envoient 3 délégués pour le radicaliser. Gaston Crémieux veut démissionner. Il en est dissuadé. Il veut négocier avec l’Armée de Thiers, le Versaillais, qui a repris le pouvoir, mais se heurte à un refus catégorique. La Commune marseillaise est brutalement réprimée, au prix de nombreux morts. Gaston Crémieux est arrêté et condamné à mort par le Conseil de guerre. Gaston (Louis Isaac) Crémieux a laissé une trace immense dans le mouvement ouvrier et il est encore honoré aujourd’hui à Marseille. Son histoire occulte, dans les recherches, celle de son petit-fils.

L’oncle de Gaston Moïse est, lui aussi, une figure. Deuxième fils de Gaston Isaac, le poète Communard, Maxime Crémieux a fait une brillante carrière militaire. Polytechnicien, il s’est engagé dans l’artillerie de marine. Après une carrière en Indochine et en Nouvelle Calédonie, il s’est consacré, au ministère de la Marine, à la réorganisation du corps de l’artillerie navale et en devient le directeur. Nommé ingénieur général, il est grand officier de la Légion d’honneur.

Les autres ascendants de Gaston Moïse ont une histoire simple. Au plus loin que remontent les sites généalogiques étaient Mossé, dit le Piqué, Crémieux, né en 1690 à Carpentras, tailleur d’habits. Puis son fils, Elie, né en 1728, rabbin, puis Josué, né en 1752, Négociant-Portefaix, puis Malaqué Baruq, né en 1781, tailleur d’habits, puis Abraham, né en 1808, commerçant, le père du premier Gaston Crémieux. Tous nés, mariés et morts à Carpentras, dans le Vaucluse.

C’est dans ce contexte d’une famille juive, républicaine et patriote que grandit Gaston.

Faute d’informations, on imagine une enfance sans histoire et une scolarité de bon élève. Avec un grand-père et un père avocats, Gaston, l’aîné des enfants, a un parcours tracé vers le barreau. Il semble, cependant, qu’il ait voulu s’exercer à la littérature. La Vie au Grand Air du 4 mars 1911 rapporte les propos d’un pilote d’avion casse-cou qui se raconte à Gaston pour une pièce de théâtre que ce dernier écrit.

Gaston obtient sa licence en droit le 31 octobre 1913. Il a déjà 22 ans. Il habite chez ses parents, 4, rue Volney, dans le 2ème arrondissement, non loin de l’Opéra.

Le 14 février 1913, L’Univers Israélite annonce que Gaston a été nommé attaché au cabinet du ministre de l’Agriculture.

Le 8 octobre 1913, il est appelé sous les drapeaux et incorporé, comme soldat de 2ème classe, à la 10ème section de secrétaires d’état-major et du Recrutement. Dès 1912, il semble qu’une santé faible ait été diagnostiquée par les services militaires. Le 15 octobre 1913, il est affecté à la 22ème section des commis et ouvriers militaires.

Curieusement, alors qu’il a débuté son service militaire, Gaston remplit, le 18 novembre 1913, son dossier de demande d’inscription au stage des avocats du barreau de Paris et demande que le bâtonnier Henri-Robert soit le rapporteur. Il est admis le jour même à la prestation de serment. Le 21 novembre 1913, Gaston écrit ou bâtonnier pour lui faire part de son obligation d’accomplir deux années de service militaire et sollicite la suspension de son stage jusqu'à sa libération. La suspension lui est accordée le 25 novembre suivant.

Voulait-il faire « démarrer » son stage le plus tôt possible pour que la durée en soit moindre ? Lorsqu’il demande son inscription au grand tableau (celui des avocats avec toutes prérogatives du titre), le 4 octobre 1920, il fixe effectivement au 18 novembre 1913 le début du stage et sollicite l’effet rétroactif à cette date.

La guerre éclate et Gaston est déjà mobilisé. Il est nommé caporal le 18 février 1915. Toutefois, sa mauvaise santé le conduit devant la commission de réforme, qui décide, le 23 février 1915, de le maintenir dans les services auxiliaires. Il est quand même promu sergent le 7 août 1915. Le 1er novembre 1915, il est affecté à la 20ème section des secrétaires d’état-major et du Recrutement. Le 7 février 1916, il est réformé temporairement pour « induration des deux sommets » des lobes pulmonaires. L’Armée a besoin de soldats. La Commission spéciale de réforme de Toulon le classe dans le service armé et l’affecte au 112ème régiment d’infanterie. Aussitôt arrivé, Gaston est hospitalisé. Il obtient ensuite plusieurs congés de convalescence qui le mèneront à être définitivement réformé, le 7 septembre 1917, pour « tuberculose pulmonaire fermée ». Gaston passe une année à se soigner. Il débute vraiment l’exercice de la profession d’avocat à la rentrée de septembre 1918. Il travaille dans le cabinet de son père, Albert, dont il est le secrétaire.

Pendant 4 ans et demi, Gaston traite des dossiers de l’Assistance Judiciaire, c’est-à-dire des dossiers non rémunérés dans lesquels il est désigné par le bâtonnier pour défendre les intérêts de personnes sans ressources leur permettant de payer les services d’un avocat.

Concomitamment, il participe activement à l’activité du cabinet de son père, qui est domicilié 63, rue de La Boétie. En 1918 et 1919, il assure la rédaction de la rubrique de la Législation et de la Jurisprudence de la revue L’Economiste Parlementaire, à laquelle son père collabore.

Le 16 juin 1919, Gaston épouse Alice Raymonde Lazard, qui est avocate. La famille Lazard est d’origine alsacienne. Le père d’Alice, Gerçon Lazard, est un commerçant à la retraite et sa mère, Aline Meyer, est sans profession. Les témoins sont prestigieux. Pour Gaston, le bâtonnier Henri-Robert et sa tante paternelle, Caroline Crémieux, présidente de « L’Union des Familles Françaises et alliées ». Pour Alice, le bâtonnier Julien Busson-Billault et son oncle, Marcel Meyer, industriel. Caroline Crémieux est encore un personnage familial. Elle ne se mariera pas moins de 5 fois !

Le couple s’installe 146 rue de Courcelles. Dès l’année suivante, un premier garçon nait le 14 juillet : Claude Albert Samuel. Puis un second, Tony Pierre, le 27 juillet 1924. Cela n’empêchera pas le couple de divorcer le 1er avril 1925.

Au cours de l’année 1922, Gaston collabore à la rédaction d’un rapport demandé par le ministère de l’Agriculture à son père sur « Le Bien de Famille ».

Gaston a été élevé dans les valeurs républicaines, qui trouvent une exacte application dans celles de la profession qu’il exerce. Il est soucieux de respecter les règles déontologiques. Dans une longue lettre du 14 mars 1922, il soumet au bâtonnier une question de principe qui se pose à l'occasion d'un dossier qu'il traite pour un agréé auprès du tribunal de commerce. Gaston a été nommé dans le cadre de l'assistance judiciaire pour plaider le dossier, l'agréé étant chargé du suivi de la procédure et des écritures. Un arbitrage ayant été décidé par le juge, l’agréé veut imposer à Gaston le suivi de la procédure d'arbitrage. Ce dernier s'en offusque un peu et considère que cela n'appartient pas à sa mission. Il demande l'avis du bâtonnier.

Il écrit encore au bâtonnier le 29 décembre 1925 pour signaler les agissements d'un certain Gaston Tissier qui prend la qualité de principale clerc d'un avoué de la cour de Rouen pour se présenter auprès des avocats parisiens et leur soutirer de petites sommes à la fin du rendez-vous, au prétexte qu'il a oublié son portefeuille. Le bâtonnier annote la lettre et recommande d'en dire un mot au Cabinet de la presse sans en faire une communication officielle.

De 1923 à 1926, Gaston est rapporteur à la Commission des Marchés de l’Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes. Il rédige donc de nombreux rapports et intervient, à titre gracieux, dans des litiges judiciaires concernant l’exposition.

En 1930, il est à nouveau nommé Chargé de mission au cabinet du ministre de l’Agriculture et se consacre aux questions législatives.

Le 26 août 1933, Gaston se remarie avec Marie Georgette Parmentier, née le 7 avril 1907 à Avricourt, en Moselle. Ils n'auront pas d'enfant. Ils demeurent 22 rue Fourcroy, dans le 17ème arrondissement.

C’est l’année où Gaston prend son indépendance d’avec son père et quitte la rue La Boétie pour s’installer seul.

En novembre 1934, Gaston s'adresse de nouveau au bâtonnier pour obtenir l'autorisation de remettre lui-même le recours en grâce qui l'a rédigé pour son client à la direction des affaires criminelles au ministère de la justice. L'autorisation obtenue, la requête a été déposée, mais le client de Gaston étant Polonais, sa carte d'étranger lui a été retirée et la préfecture de police n'est disposé à la renouveler que si elle a officiellement l'information qu'un recours en grâce est actuellement soumis au ministre de la Justice. Gaston demande à nouveau l'autorisation du bâtonnier pour cette démarche qu'il n'appartient pas à l'exercice ordinaire de l'avocat. À cette époque, tout acte sortant de l'exercice convenu de la profession devait faire l'objet d'une demande d'autorisation au bâtonnier. C’est encore le cas aujourd’hui.

Dans une lettre du 28 septembre 1936, Gaston, qui est chargé de la défense de Raphaël Ganas, inculpé pour infraction à Arrêté d’expulsion, une décision administrative qui lui enjoint de quitter le territoire français, demande encore au bâtonnier l’autorisation de faire une démarche personnelle auprès des services du ministère de la Justice pour gagner du temps, car un recours officiel serait trop long avant l’audience.

Le 12 juin 1939, le Procureur général près de la cour d'appel de Paris se renseigne auprès du bâtonnier de l'Ordre sur les mérites de la candidature de Gaston à la nomination de chevalier de la Légion d'honneur. Dès le 14 juin, le bâtonnier s'empresse de lui faire savoir « que rien ne faisait obstacle au point de vue professionnel à la proposition dont monsieur Gaston Crémieux, avocat à la cour de Paris, fait l'objet pour la croix de chevalier de la Légion d'honneur et qu'il exerce honorablement sa profession. » Cette dernière lettre reprend au mot près les termes d'une lettre que le bâtonnier avait adressé au procureur général le 5 juillet 1938 à la suite d'une demande strictement identique datée du 30 juin 1938. Gaston n’a jamais reçu la Légion d’honneur. Il en aurait été très fier.

Lors de la mobilisation du 2 septembre 1939, Gaston n’est pas à Paris. De toutes façons, il est à la fois réformé et trop vieux. Il séjourne au Grand Hôtel de la Croix d'Or à Valence, dans la Drôme. Inquiet de la situation politique, il écrit au bâtonnier pour le consulter et recueillir ces éventuelles consignes :

« Incertain des décisions à adopter au point de vue professionnel dans les circonstances actuelles, je prends la liberté de recourir à vous à cette occasion. Il parait maintenant qu'il soit bien malaisé d'éviter la guerre, déjà amorcée en Pologne, et il est ainsi à craindre que le projet d'évacuation de Paris ne doive être réalisé. Au mois de septembre dernier, le bruit avait couru qu’en une telle occurrence la cour d'appel serait transférée à Angers et je suppose que cette même décision ou une autre du même ordre sera mise à exécution. En cet état je me demande si les affaires civiles et correctionnelles précédemment fixées à des audiences postérieures au 1er octobre devront être effectivement plaidées avec plus ou moins de retard malgré la dispersion des auxiliaires de justice et des clients eux-mêmes, comme aussi de certains magistrats. Quelles seront les obligations, quelles sera le simple devoir de l'avocat parisien non mobilisé ? Devra-t-il prendre à Paris tous ces dossiers et les amener à Angers ? Et si les affaires anciennes sont purement et simplement ajournées sine die, l'avocat parisien libéré d'obligations militaires et dans la nécessité de gagner sa vie doit-il être engagé à résider provisoirement au siège temporaire de sa cour pour y exercer sa profession ?

Je suppose que ces questions n'ont pas échappé au Conseil de l'Ordre qui s’en est sans doute déjà préoccupé à l'occasion de l'alerte de septembre dernier et qui a dû y trouver la solution opportune. Il ne m'échappe pas que vous devez en ce moment être absorbé par les angoisses et les soucis qui sont constamment présents à l'esprit de tous les Français, mais quelque relatif que soit auprès d'eux l'intérêt des questions que je me permets de vous soumettre, je pense que vous voudrez bien me faire part du précieux avis du chef de l'Ordre. Je l'attends personnellement avant de prendre les décisions utiles et je vous en remercie bien vivement à l'avance. »

Le 8 septembre 1939, le bâtonnier apporte la réponse de l’Ordre :

« Je viens de recevoir votre lettre du 2 septembre, qui était antérieure à la déclaration de guerre. J'ai décidé de maintenir l'Ordre des avocats à Paris. Je m'efforcerai de conserver autant d'activité que possible à la justice.

Le devoir des avocats non mobilisés est donc de plaider.

Quant à ceux dont le cabinet serait trop réduit dans les circonstances actuelles pour leur permettre de vivre, je les autoriserai à accepter, pendant la durée des hostilités, tous emplois compatibles avec leur dignité professionnelle, de préférence dans les services de la Justice ou les administrations publiques.

Quant à prévoir ce que sera effectivement l'activité de la justice pendant les mois qui vont venir, il faudrait pour le faire un don de prophétie que les bâtonniers ne possèdent pas. »

De son côté, installé provisoirement à Villeneuve-sur-Lot, Albert Crémieux, le père de Gaston, s'adresse le 5 septembre 1939 au secrétariat de l'Ordre avec la même préoccupation : « Voulez-vous avoir l'obligeance de me faire savoir par un mot si certaines dispositions ont déjà été prises ou même envisagées en vue du transfert de la cour et du tribunal ? On avait parlé de Nantes ou Angers. Quant à l'Ordre, quelque décision a-t-elle été prise ou quelques conseils donnés notamment en ce qui concerne la sauvegarde des dossiers ? »

Ce qui est frappant est le souci exprimé pour les dossiers, pour l'exercice de la profession chez les deux avocats. En cela, ils ne font que refléter le souci de tous leurs confrères. Leurs lettres confirment également l'existence des rumeurs - ou des projets ? - de transfert de la juridiction parisienne et de l'Ordre en province. En 1940, l'Ordre s'installera provisoirement à Blois. Dès la reddition signée, la préoccupation du bâtonnier Charpentier sera de revenir à Paris pour ne pas laisser la place libre aux communistes qui, en vertu du Pacte germano-soviétique signé en juin, ne sont pas inquiétés.

Gaston rentre à Paris et poursuit ses activités.

Concomitamment, il forme une demande de nomination comme Défenseur devant les Tribunaux Militaires aux Armées, qui n’aboutit pas en raison du nombre limité de postes et peut-être de son âge.

Le 19 septembre 1939, Gaston renvoie à l'Ordre le questionnaire que celui-ci a fait établir pour connaître la situation des avocats au regard de leur engagement militaire et de leur disponibilité au cas où ils ne seraient pas mobilisés. À la question de savoir si en cas de disponibilité, l'avocat accepte « de suivre bénévolement les affaires d'un confrère mobilisé, en remettant à sa famille l'intégralité des honoraires et en vous efforçant de lui conserver sa clientèle », Gaston répond : «  C'est assurément de grand cœur que je suppléerai un confrère aux armées si je suis à même d'exercer personnellement notre profession et d'en supporter les charges. J'indique que d'ores et déjà, j'ai été prié par maître Michel Averuch de prendre soin de ses affaires. Je dois toutefois signaler que j'ai formé une demande en vue d'être nommé défenseur près les tribunaux militaires aux armées ; si elle venait à être accueillie, je devrais évidemment abandonner tout activité civile. »

Le pays est en guerre contre les Allemands. Dans ce contexte, un incident malencontreux et révélateur survient le 24 septembre 1939, qui vaudra à Gaston la première plainte déposée contre lui auprès du bâtonnier. Maître Sylvain Cahn-Debré dépose plainte le 31 octobre 1939 en relatant les faits suivants :

« L’incident a eu lieu à la terrasse d’un grand café, au milieu de l’après-midi, au moment où l’affluence du public était grande.

Mr SILBIGER était à la recherche d’une table vide.

Il était à peine assis que vint s’asseoir à côté de lui une dame qui lui demandait péremptoirement de s’en aller étant donné que la table en question n’était plus libre.

Mr SILBIGER fit remarquer qu’il avait été le premier à s’asseoir à cette table.

A ce moment survint Me CREMIEUX qui invita Mr SILBIGER, en termes immédiatement menaçants, à quitter la table occupée par sa femme.

Lorsque Mr SILBIGER protesta, Me CREMIEUX lui asséna une gifle violente en accompagnant son geste des mots : « Sur une voie française, les Français seuls peuvent s’asseoir »

A remarquer que Mr SILBIGER, originaire de STRASBOURG, parle en effet le français avec un fort accent alsacien, mais qu’il est mobilisable, Classe 15, fascicule bleu.

Plus maître de ses nerfs que Me CREMIEUX, mon client sut se dominer et alla simplement appeler un agent. L’incident s’est terminé au Commissariat de Police où procès-verbal fut dressé. »

Aucune suite n’apparait donnée dans le dossier ordinal de Gaston. Celui-ci fait silence, sans doute confus de sa méprise. Non seulement doit-il être humilié de s’être conduit ainsi, mais la plainte auprès du bâtonnier doit-elle le mortifier, lui dont la carrière était sans tâche.

L’incident, à lui seul, est révélateur du patriotisme de Gaston.

Le 11 mai 1940, Albert meurt à 72 ans, après une carrière bien remplie et heureuse. Juif, il ne connaitra pas l’infamie et les persécutions infligées par l’Etat français à ses coreligionnaires, étrangers ou français.

Le 11 septembre 1940 est promulguée la loi qui restreint l’accès au barreau aux personnes de nationalité française « à titre originaire, comme étant né d’un père français » ou aux anciens combattants. Sur proposition du bâtonnier Charpentier, l’Ordre met immédiatement en œuvre cette législation en envoyant un questionnaire à tous les avocats pour leur demander de justifier de leur nationalité.

Dès le 11 octobre 1940, Gaston répond et envoie un extrait de son acte de naissance qui montre sa filiation. Il précise que son père était membre du barreau de Paris depuis 1888 et que son grand-père était également avocat au barreau de Marseille. Il ajoute : « et descendant de Me Adolphe Crémieux, ministre de la Justice en 1848 et en 1871 ». Ce qui est … inexact. Il joint encore le contrat de mariage de ses parents qui mentionne leur nationalité française.

Gaston se croit peut-être épargné. Il n’a gagné qu’un répit.

En décembre, le port de l’étoile jaune est imposé. Il semble que l’Ordre n’ait jamais voulu imposer ce signe discriminatoire sur la robe des avocats.

Gaston continue à travailler. Patriote et marié à une catholique, sans doute espère-t-il être à l’abri des persécutions que subissent, pour l’instant, les seuls juifs étrangers.

Le 16 juillet 1941 est promulgué le décret qui règlemente l’accès des juifs à la profession d’avocat. Il institue un numerus clausus de 2%, comprenant les anciens combattants, et autorise le Conseil de l’Ordre à proposer des dérogations.

Le 21 août 1941 a lieu la rafle des avocats juifs. Gaston est arrêté chez lui, au petit matin, rue Fourcroy.

49 avocats juifs sont ainsi « cueillis » à leur domicile à l’aube le 21 août 1941 par les policiers de la Préfecture de Police : Jacques FrankJacques Frank, Pierre Masse, Elie Kowner, Theodor Valensi, Gaston Weill, Robert Bilis, Edmond Bloch, Maurice Weill-Raynal, Marcel Uhry, …

Ils sont tous transférés à Drancy.

Les témoignages s’accordent sur la dureté des conditions de vie et la solidarité que se manifestaient les avocats arrêtés.

Début septembre 1942, des journalistes sont autorisés à visiter le camp de Drancy. On oblige 7 avocats juifs, dont Pierre Masse qui est encore sénateur, à poser dans l’enceinte de la cour. Ils sont alignés, dans leur costume avec chemise blanche et cravate, pleins de dignité. Le Petit Parisien du 10 septembre publie la photo de groupe avec des commentaires odieux et vengeurs. Paris Soir du 12 septembre n’a repris que les visages. Le contenu de l’article est à l’avenant de celui du Petit Parisien.

Gaston est parmi eux. Il est le 5ème en partant de la gauche, le plus petit, costume croisé. Il se tient droit, les bras pendants, manifestement contrarié.

Gaston va rester 10 mois à Drancy. Le 26 juin 1942, il est transféré au camp de Beaune-la-Rolande. Il semble que ce soit pour compléter un convoi. L’administration allemande exige 1000 personnes par convoi. Officiellement, il est question d’un convoi de représailles. Cette appellation de ”convoi de représailles” n’empêche pas Theodor Dannecker, le chef des Questions Juives à la Gestapo, de déporter pour la première fois des femmes et même des enfants.

Le 28 juin 1942, à 5h20 du matin, Gaston est embarqué dans le convoi n°5 à destination d’Auschwitz. Il arrive au camp de Birkenau, Auschwitz II, trois jours plus tard.

Curieusement, malgré son âge, il semble qu’il ne soit pas gazé immédiatement. En effet, deux survivants ont témoigné de son décès. Les documents sont dans son dossier du Service historique de la Défense.

Le 14 septembre 1945, Icchok Furmanski atteste qu’il a été témoin « pendant mon séjour en déportation au Camp de Birkenau-Auschwitz, de la mort de Maître Gaston Crémieux. La mort date approximativement du début d’août 1942. »

Le 25 novembre 1945, Charles Krauze témoigne lui aussi : « déporté, rapatrié certifie avoir bien connu Monsieur Gaston Crémieux, avocat à la Cour de Paris, au camp de Beaune-la-Rolande où il a lui-même été interné, puis au camp de Birkenau (Pologne) où nous avons été déportés. Je certifie sur l’honneur avoir vu mourir Monsieur Gaston Crémieux au début d’août 1942. »

Gaston est déclaré décédé le 15 août 1942. Il est très probablement déjà mort à cette date.

Le 19 juillet 1945, le bâtonnier Charpentier écrit à sa veuve, Georgette Crémieux. Est-ce simplement une lettre d’usage ?

« J’apprends par notre confrère Maurice Azoulay que M. Gaston Crémieux a trouvé la mort en Allemagne. C'est avec un sentiment de peine profonde que je reçois cette nouvelle.

M. Gaston Crémieux tenait dans notre vie professionnelle une place importante. Son activité et son intelligence lui avaient assuré au barreau une place considérable.

Il laissera parmi nous des regrets dont je vous prie virgule au nom de l'Ordre, de trouver ici la douloureuse expression. »

L’histoire des Crémieux ne s’arrête pas. Claude, le fils aîné de Gaston, s’engage dans la Résistance sous le nom de Claude Cormier, ce qui lui vaudra la Médaille des Services volontaires dans la France Libre. Il sera avocat au barreau de Paris et même secrétaire de la Conférence en 1948.

Moins d’une semaine avant son arrestation, Gaston avait cru utile d’adresser une lettre au bâtonnier, le 16 août 1941, pour retracer sa carrière et le convaincre des mérites qui justifiaient son maintien au tableau.

Il concluait sa longue notice par le souhait suivant :

« Bien que juif et malgré les risques que cette qualité pouvait comporter en zone occupée, j’ai crû de mon devoir de revenir dès que M. le Bâtonnier a émis le désir de voir rentrer à Paris ses confrères et, depuis le 31 juillet 1940, j’ai repris ma robe. Je souhaite que mes fils puissent m’y envelopper un jour comme j’ai fait pour le mien. »

Puisse le devoir de mémoire rempli par le site mémoriel du barreau de Paris le revêtir symboliquement de cette robe qu’il a tant aimée et honorée.


Michèle Brault


 

Mentions :

- Déporté politique,  1953

- Mort en déportation, 1985.

- Mort pour la France.

 

Dossier administratif ordinal de Gaston Crémieux :

Lettre de Gaston Crémieux du 21 novembre 1913.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 14 mars 1922.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 29 décembre 1925.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du novembre 1934.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 28 septembre 1936.

Lettre du Procureur général de la Cour d’appel de Paris au bâtonnier du 12 juin 1939.

Lettre du bâtonnier au Procureur général du 14 juin 1939.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 2 septembre 1939

Lettre du bâtonnier du 8 septembre 1939.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 19 septembre 1939.

Plainte au bâtonnier de Me Sylvain Cahn-Debré du 31 octobre 1939.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 11 octobre 1940.

Lettre de Gaston Crémieux au bâtonnier du 16 août 1941.

Dossier administratif ordinal d'Albert Crémieux.

Le Petit Parisien, 10 septembre 1942.

Paris Soir, 12 septembre 1942.

 

Archives Historiques de la Défense :

SHD Caen :Gaston Moise Crémieux, 21 P 439 197.

 

Archives de Paris :

Registre matricule Gaston Crémieux, D4R1 1640.

 

Dictionnaire biographique Le Maitron :

Notice Gaston (Louis Isaac) Crémieux par Roger Vignaud.

 

Gallica-BNF :

La Vie au Grand Air, 4 mars 1911.

Excelsior, 15 août 1911.

L’Univers Israélite, 14 février 1913.

 

Plaque commémorative Gaston Louis Crémieux, Jardin du Pharo, Marseille.

 

 

 

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