Cahen_Bloch_Lettre_au_batonnier
Cahen_Bloch_radiation

Le 2 septembre 1943, le convoi n°59 quitte la gare de Bobigny, ses wagons plombés lourds d’une cargaison d’êtres humains que l’on mène à l’abattoir après leur avoir supprimé leur identité, leur dignité, leur vie. Odette René-Bloch est dans l’un de ces wagons, avec 49 autres personnes, dont son mari, René, avocat au Barreau de Paris comme elle. Les deux époux ont passé leur dernière nuit à Drancy, dans une chambrée de 50 personnes. René a les cheveux rasés. Ils ne sont déjà plus des citoyens dans leur pays.

Combien de jours et de nuits sont-ils restés dans le camp, subissant les mauvais traitements des garde-chiourmes ? Selon la notice du Maitron relative à son mari, elle aurait été arrêtée le 12 août 1943.

Odette a 49 ans. Elle a eu une vie déjà bien remplie, mais 49 ans, c’est trop jeune pour qu’on y mette arbitrairement et atrocement un terme.

Odette Cahen est née le 11 novembre 1893 au Havre (Seine-Maritime). Son père, Félix Cahen, est âgé de 48 ans lorsqu’elle nait, il est négociant, et sa mère, Alice Weil, sans profession, a 32 ans. Ses parents se sont mariés à Paris, dans le 16ème arrondissement, deux ans plus tôt.

Sur l’acte de naissance, elle n’a qu’un seul prénom, Odette. Un deuxième, Renée, qui est aussi celui de son futur mari, apparaitra plus tard sur certains documents. En fait, elle choisira de s’appeler Odette René-Bloch, adoptant les prénom et nom de son mari comme nom de famille, d’où une confusion parfois.

Le 29 mars 1920, Odette épouse René Bloch, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre ses études. Elle obtient sa licence en droit en avril 1921. Elle a déjà presque 27 ans, mais la Première Guerre mondiale a mis en sursis les études pour beaucoup.

Dès le 24 mai 1921, elle est admise au stage. Elle a signé sa demande « Odette René-Bloch » et demande que ce soit le membre du Conseil de l’Ordre Eugène Crémieux qui soit son rapporteur. Pour l’Ordre, elle restera Odette Cahen-Bloch.

Elle est inscrite au tableau le 1er février 1922. Odette participe ensuite à la Conférence du stage : le 20 décembre 1924, elle soutient l’affirmative à la question de savoir si une donation de biens à venir, faite à sa femme, pendant le mariage, par un prodigue pourvu d’un conseil judiciaire, sans l’assistance dudit conseil, est entachée de nullité. Même si elle n’a pas dû choisir entre l’affirmative et la négative, toute Odette est déjà dans cette prise de position qui lui convient : le droit de la famille, de la femme et la défense du caractère indispensable et protecteur du conseil.

Elle s’engage dans cette profession passionnante qui lui apporte la satisfaction de défendre les valeurs humanistes. Elle va rapidement s’orienter vers le droit de la famille et le droit du travail, du côté des salariés, bien sûr. En 1925, elle s’illustre déjà dans la défense des défavorisés en défendant une cuisinière victime d’un accident du travail et licenciée sans indemnité par un ministre colombien qui s’abrite derrière l’immunité diplomatique.

Elle est membre de la Ligue du Désarmement pour les femmes et assure des conférences. Par exemple, La Presse du 20 avril 1927 annonce une conférence organisée par la Ligue du Désarmement pour les femmes, donnée par Odette René-Bloch, et qui porte « Sur la poésie et le symbolisme de l’olivier de Locarno ».

Odette et son mari croient beaucoup en l’éducation populaire. Ce sont des militants de gauche, engagés dans différents mouvements. Ils sont tous les deux membres de la Ligue des Droits de l’Homme et publient régulièrement dans les Cahiers des Droits de l’Homme.

Si René sillonne parfois la France pour donner des conférences et s’investit politiquement, Odette contribue régulièrement à La Mère Educatrice, une « revue d’éducation morale, familiale et humaine » créée par Madeleine Vernet, une militante libertaire et antimilitariste. La publication veut être « l’amie des mamans, des mamans de la classe travailleuse, qui n’ont pas le temps de lire ». A partir du 1er janvier 1925, Odette se charge d’une « chronique d’ordre juridique et légal ». Les thèmes de ses articles sont relatifs aux droits des femmes et à la protection de l’enfance. Le sommaire de janvier 1927 montre qu’elle traite « Les droits du père ».

Odette René-Bloch est une militante des droits des femmes dont elle assurera la défense pendant plus de 20 ans en publiant de nombreux articles.
Odette collabore aussi au Droit Ouvrier, une revue de législation et jurisprudence en droit du Travail de la CGT. Elle assure également, avec son mari et confrère René-Bloch, des conseils juridiques dans le Peuple, un quotidien de la CGT. Elle donne aussi des chroniques en droit du travail pour les artistes dans Paris qui chante, une revue hebdomadaire illustrée sur les concerts et spectacles à Paris.

Dans un article des Dimanches de la femme du 15 septembre 1929, intitulé « L’avocate », on apprend qu’il y a 70 femmes inscrites au tableau du barreau de Paris. Odette est citée.

Son premier fils, Roger, Félix, René nait le 27 janvier 2921. Sa fille, Geneviève, est née le 8 mars 1923, date symbolique. Tout comme l’est celle de son deuxième fils, Olivier, René, né le 1er mai 1930, jour de la fête du Travail.

Le 14 novembre 1936, le bâtonnier est questionné dans le cadre de l’enquête d’usage pour voir attribuer la Légion d’Honneur à Odette Cahen-Bloch. Il semble que ce sont ses activités au service de la Ligue des Droits de l’homme qui lui valent cet honneur. Une mention sur la lettre du procureur de la République qui s’enquiert des mérites d’Odette indique que la lettre a été classée sans réponse. Elle est néanmoins nommée dans l’ordre national de la Légion d’honneur, au grade de chevalier, par un décret du 13 février 1937, publié au Journal Officiel.

Dans l’Humanité du 9 février 1937, il est annoncé une conférence sur les droits légaux de la travailleuse donnée par « notre camarade » Odette René-Bloch à la Maison du Peuple, dans le 18ème arrondissement. Odette est donc membre du Parti communiste à cette date. Depuis quand ?

Odette est avant tout une militante accomplie de la cause des droits de l’homme. Elle est membre du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme depuis 1930. Voulant rééquilibrer la représentativité du Comité Central et rendre la désignation moins honorifique, Victor Basch, fondateur et président de la Ligue, et Henri Guernut, le secrétaire général de 1912 à 1932, poussent les candidatures de jeunes et de femmes. Odette est également soutenue par les sections. Elle est l’une des premières femmes membres du Comité Central de la LDH. Elle y siège jusqu’à son arrestation.

Le 10 septembre 1940 est promulguée une loi limitant l’accès au barreau aux citoyens nés de père français. Le 8 octobre 1940, Odette communique à l’Ordre son acte de naissance et le livret militaire de son père, Félix Cahen. Elle ne manque pas d’ajouter le diplôme de la médaille commémorative de la campagne 1870-1871 que son père a obtenu en combattant les Prussiens au sein de l’armée française.

Après la promulgation du premier statut des juifs, édicté par la loi du 3 octobre 1940, Vichy va fourbir son arsenal juridique pour, strate après strate, éliminer tous les juifs de la vie civile, y compris les Français juifs. Un décret du 16 juillet 1941 règlemente plus particulièrement l’accès des juifs à la profession d’avocat. Un numérus clausus de 2% est établi. Les anciens combattants et les avocats sous les drapeaux – par conséquent des hommes – sont épargnés. Pour l’instant. Ce qui entraîne 217 radiations pour le seul barreau de Paris.

L’Ordre, dirigé par le bâtonnier Jacques Charpentier depuis 1938, commence à instruire les dossiers des avocats juifs. Aucun formulaire, aucun document ne figure au dossier ordinal d’Odette René-Bloch à l’exception d’une lettre qu’elle a écrite le 16 janvier 1942 au Bâtonnier de l’Ordre. Cette lettre, à la fois rageuse et digne, révèle l’humiliation et la meurtrissure subies par l’avocate.

« Monsieur,

Je suis, ainsi que vous le savez certainement, parmi ceux de vos confrères qui ont été évincés du barreau, n’ayant pas eu l’occasion de « laver dans le sang la souillure originelle qui les couvre », bien que mon frère unique soit mort pour la France en 1916 et que mon père ait été titulaire de la médaille commémorative de la guerre de 1970 ».

L’objet de la lettre est de porter à la connaissance du bâtonnier les conditions dans lesquelles le Procureur général lui a fait notifier sa radiation du barreau : « J’ai été priée de me présenter à la Police judiciaire, brigade mondaine où j’ai été reçue par un garçon de bureau dans une antichambre réservée aux délinquants ; ». Odette refuse de signer la liste des avocats juifs « remerciés ». Elle écrit encore : « Je me soumets, je n’acquiesce pas. » Elle conclut : « Ce que font les allemands ou leurs collaborateurs, je ne daigne même pas le discuter, mais ce que font les Français et surtout ceux à la classe de qui j’appartiens, je me réserve le droit de l’apprécier et croyez que je ne l’oublierai jamais. »

La lettre a été annotée avec un gros crayon à papier bleu. Le « Monsieur » et les « sentiments distingués » ont été entourés et soulignés, choquant sans doute le lecteur habitué au respect de sa fonction et aux formules afférentes. Le même lecteur a ajouté « Inutile de répondre » et « Merci à laisser au dossier ». Chaque annotation est paraphée, avec le même crayon bleu, « JCh », les initiales du bâtonnier Jacques Charpentier.

Presque 20 ans, jour pour jour, après son inscription au tableau, sa radiation est prononcée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 février 1942.

Que fait Odette après cette radiation qui lui enlève, tout avocat peut le comprendre, une partie essentielle d’elle-même ? Elle ne peut plus publier, les journaux auxquels elle collaborait n’ont plus de droit de paraître. Son activité militante est arrêtée ou clandestine puisque les organisations dont elle était membre sont interdites.

Dans l’effondrement de son univers, un drame s’ajoute. Roger, son fils aîné de 21 ans, est arrêté. La famille l’ignore, mais il est emmené à Drancy. L’acte de naissance de Roger indique en marge qu’il est « décédé le 28 septembre 1942 à Auschwitz (Pologne) et non le 23 septembre 1942 à Drancy ». La mention « Mort pour la France » est également apposée dans la marge. Comment a-t-il été arrêté ? Où ? S’était-il engagé dans la Résistance ? Aucune information ne subsiste. Après la guerre, Geneviève fera paraître une annonce dans le Figaro du 8 juillet 1945 dans lequel elle cherche des informations sur son père, sa mère et son frère. Geneviève avait 19 ans en 1942 lorsque son frère Roger a disparu. L’annonce révèle que la famille était dans l’ignorance totale de ce qui lui était advenu.

Son mari restant à Paris puisqu’il appartient, jusqu’à nouvel ordre, à la catégorie des avocats anciens combattants qui, même juifs, peuvent continuer à figurer au tableau, Odette y demeure aussi.

La Ligue des Droits de l’Homme a été dissoute dès le mois de juin 1940 par le gouvernement de Vichy. Les Allemands ont saisi les archives et les exploitent pour identifier les juifs, les francs-maçons et les opposants potentiels. En l’absence de toute élection, Odette était toujours membre du Comité central. A-t-elle été arrêtée en raison de cet engagement ou parce que les Allemands sont venus arrêter son mari, René Bloch, dont l’engagement à gauche avait été notoire et public ? Ont-ils été arrêtés parce que juifs ? Vraisemblablement, les deux motifs se sont cumulés, même si le premier semble avoir prévalu pour Odette.

Son mari René a été arrêté lors de la rafle du 21 août 1941 et il a rapidement été libéré après avoir passé quelques jours en détention. Cette remise en liberté du « juif René Bloch » (sic), dont on ignore la cause, n’est pas du goût des autorités allemandes. Le conseiller juridique de l’ambassade d’Allemagne, Von Bose, rédige plusieurs notes à l’attention de Theodor Danneker, chef du Service des affaires juives au sein de la Police de sécurité et du Service de sécurité, sur le sort des avocats juifs internés et il évoque à plusieurs reprises la réputation d’Odette.

Dans une lettre à Danneker du 6 octobre 1941, le conseiller de légation de l’ambassade, Carltheo Zeitschel, fait état de la démarche entreprise auprès de lui par trois avocats (Aulois, Vallier et Mettetal) qui lui ont demandé de libérer un certain nombre de leurs confrères dont l’arrestation a heurté et a eu un effet contraire au but escompté. Les trois avocats ont, en revanche, signalé René Bloch comme indésirable, et en particulier sa femme « agitatrice communiste ». Il joint une note du 5 octobre de Von Bose.

Dans une note du 14 novembre 1941, Von Bose s’étonne de nouvelles libérations d’avocats et insiste sur le cas d’Odette : « Il me semble, en même temps, l’occasion venue pour attirer l’attention de fait comment l’indésirable juif René Bloch est arrivé de se libérer tout de suite. Je fais remarquer de nouveau que son épouse se trouvant également en liberté est connue comme militante communiste ». Von Bose réitère l’accusation, dans une lettre du 17 novembre 1941, en priant Danneker d’arrêter la femme de René Bloch, « qui est connue partout comme agitatrice communiste », et d’essayer – à la suite du matériel trouvé à leur domicile lors d’une perquisition, d’obtenir qu’elle « reste arrêtée par les Français en tant que communiste ».

Malgré cette vindicte particulière contre la « communiste » Odette René-Bloch, l’arrestation d’Odette et de son mari René n’intervient que le 12 août 1943. La police française, aux ordres des Allemands, se présente à 7 heures du matin à leur domicile. Geneviève, leur fille, et peut-être Olivier, âgé de 13 ans, assistent à l’arrestation de leurs parents. Aucune explication n’est fournie par les policiers.

Le 2 septembre 1943, Odette René-Bloch prend le chemin d’Auschwitz. Environ 55 heures enfermée dans un wagon, dans la promiscuité la plus crue, dans les conditions les plus épouvantables. Compte tenu des arrêts, le voyage durait en général trois jours et trois nuits.

C’est sans doute une mère brisée par la disparition de Roger, rongée par l’inquiétude pour ses deux plus jeunes enfants, pour leur avenir, que le train emmène.

Que s’est-il passé à l’arrivée à Auschwitz ? Odette a été immédiatement séparée de René. A-t-elle été sélectionnée pour survivre quelques jours, quelques semaines ? A-t-elle été envoyée à la « désinfection » ?
En l’absence de toute information, la datation du décès des morts en déportation, sans preuve manifeste d’une date, est fixée au 5ème jour suivant la date de départ du convoi.

Odette Cahen, épouse Bloch, Française, avocate au barreau de Paris, chevalier de la Légion d’honneur, militante ardente des droits de l’homme et de la femme, et des défavorisés, dont le frère unique est mort pour la France sur le champ d’honneur de la première guerre mondiale, dont le père avait également combattu pour la France lors de la guerre de 1870, déclarée décédée le 7 septembre 1943, n’a pas de sépulture. Seul le tombeau de mémoire que nous bâtissons lui rend hommage.

Son nom, Odette Bloch, est inscrit sur le mur du Mémorial de la Shoah et sur le mur de Yad Vashem. Et sur la plaque commémorative du Palais de justice de Paris.

Michèle Brault.

 Chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur, Journal officiel de la République française du 14 février 1937.

 Lettre d’Odette René-Bloch à Me Nolleau, 8 octobre 1940.

Formulaire en application de la loi du 11 septembre 1940.

Lettre d’Odette René-Bloch au bâtonnier, 16 janvier 1942.

Service historique de la Défense – Caen :

Bloch René : AC 21 P 426 905.

Dictionnaire biographique Le Maitron :

René Bloch 

Odette Bloch, née Cahen

Mémorial de la Shoah :

 Odette Cahen-Bloch

VI-138 : Lettre, datée du 06/10/1941, de Carltheo Zeitschel, Legationsrat (conseiller de légation) à l'ambassade d'Allemagne à Paris, adressée à Theodor Dannecker de la Sipo-SD France à Paris, concernant la mise en liberté de six avocats juifs, avec une lettre comme pièce jointe, datée du 05/10/1941, émanant de Monsieur von Bose, conseiller juridique à l'ambassade d'Allemagne à Paris

VI-139 : Note, datée du 14/11/1941, de Monsieur von Bose, conseiller juridique à l'ambassade d'Allemagne à Paris, à propos de la remise en liberté de certains avocats juifs internés, et lettre, datée du 17/11/1941, de Carltheo Zeitschel, Legationsrat (conseiller de légation) à l'ambassade d'Allemagne à Paris, adressée à Theodor Dannecker de la Sipo-SD France à Paris, concernant la même affaire.

 Gallica-Retronews :

La France libre, 9 décembre 1924 : article sur le droit des femmes.

Le Droit, 27 décembre 1924 (conférence du stage).

Paris qui chante, 1er février 1925 (droit du travail des artistes).

L’Agent d’assurances, 25 avril 1925.

La Mère éducatrice : revue mensuelle d'éducation populaire, 1er juin 1925.

La Presse, 20 avril 1927.  

Les Dimanches de la femme, 15 septembre 1929 (Les avocates au barreau de Paris).

Les Cahiers des droits de l’homme, 25 mars 1935. 

Le Peuple, 30 mai 1940 (chronique juridique).

Le Figaro, 8 juillet 1945.

 Bibliographie :

Gilles Maceron, « Les ligueurs pendant l’Occupation », Hommes & Libertés, N° 183, septembre 2018

Pour l’Humanité : La Ligue des droits de l’homme, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Emmanuel Naquet, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

 

Contribuer

Participer à la collecte