CHENU Charles Maurice (1886-1963)
Carte de combattant n°435 343.
Le bâtonnier Charles Chenu (1855-1933) a eu 4 enfants dont Charles Maurice Chenu, né le 3 avril 1886 à Paris qui suit les traces de son père. Après des études de droit, ce dernier est admis au stage du barreau de Paris le 26 octobre 1907. Mais il suspend celui-ci pour remplir son devoir militaire car il s’était engagé pour 3 ans en 1905 au 26e régiment d’infanterie. Il est affecté au centre mobilisateur de chars lourds, mais réformé pour des problèmes de vue.
Il poursuit donc son stage et s’inscrit au tableau en 1912. Brillant avocat, il devient 11e secrétaire de la conférence dans la même promotion (1911-1912) que ses confrères Victor Scheikévitch (MPLF 1914), Edouard Maupoint (MPLF 1915) et Jean Lelong (MPLF 1914).
Lors de la mobilisation, il est en vacances en Ile de France et apprend le début de la guerre par un journal qui titre : « L’Allemagne a fermé ses frontières. Elle a proclamé l’état de Danger de Guerre ». Cette manchette confirme le sentiment que lui et ses amis avaient déjà depuis 15 jours : « ces mots il nous aurait suffi d’un peu moins d’optimisme pour les prévoir. Voilà quinze jours déjà qu’autour de nous sont parties, pour rentrer chez elles, les gouvernantes allemandes de nos amis » écrit-il dans ses mémoires. Son témoignage sur l’effet de cette annonce sur les villageois est particulièrement intéressant : « Nous gagnons le village. Tout le monde est dans la rue ; les gens ont l’air d’être cloués sur place : la Guerre ? Au XXe siècle ? Personne n’y croyait ici ; personne ne peut encore y croire ». Lui est plus réaliste, il y croit depuis longtemps, depuis qu’il est revenu de ses vacances sur le Rhin, dans une famille allemande, avec qui il avait eu des discussions, et à qui la famille avait ouvertement manifesté la nécessité et la volonté d’écraser les français.
Le lendemain de la mobilisation, il s’embarque à porte de la Villette pour Pierre-la-Treiche (Meurthe-et-Moselle), à l’est de Toul : rattaché au 26e R.I., il est sergent-boucher (chargé de l’approvisionnement). Il rencontre sur place un grand nombre de ses collègues du service militaire : Chassaigne-Guyon, Denis et son confrère Michel Missoffe, devenu lieutenant. A Pierre-la-Treiche, ils cantonnent plusieurs jours et prennent leurs habitudes. « Et brusquement nous sommes partis », vers Nancy, puis Loisy. Ils forment une barricade : « Non je n’ai pas peur, j’ai mon fusil, je suis caché. C’est moi qui tuerait, moi, le premier…. Après on verra. La houblonnière ? Mais non, elle n’a pas remué… ».
Il poursuit avec son régiment vers le village de Brattes et pour la première fois ils ont ordre de creuser une tranchée : « un jour sous un feu de mitrailleuses, en rase campagne, il a fallu se coucher et gratter la terre. Chaque homme a creusé son trou où l'arrêtaient les balles. La nuit venue, tous des trous, on les a reliés les uns aux autres. Et la tranchée s'est faite ainsi, tordue en zigzags ». Jusqu’en août, il n’a pas été confronté à l’ennemi. Lui et son régiment ont beaucoup marché, avec des sacs très lourds. Même si le confort restait sommaire, il tenait à avoir une hygiène irréprochable : son ami Missoffe lui avait dit « la guerre n’est supportable que si nous la faisons en dentelles », alors il prenait soin chaque jour de se laver les pieds !
Le 24 août, il participe à son premier combat dans le secteur de Courbessaux, comme agent de liaison et est blessé : il est à terre avec trois soldats dont le capitaine et le clairon. Ils lui tendent un pansement avec de l’iode qu’il met sur son œil : il ne sent rien. « Car maintenant je le sais – écrira-t-il : l’oeil gauche est crevé et j’ai quelquechose d’énorme dans le nez, quelque chose de dur, balle ou éclat ». Son clairon est touché quelques minutes plus tard : « j’essaie de le tirer par les bras vers la crète… mais les rafales continuent ». « Une balle fauche une fleur, à un doigt de mon nez. Je n’en peux plus, le souffle me manque et je tombe comme une masse dans la belle tranchée ! Mais je tombe dans le sang, des corps écrasés. La tranchée n’est plus qu’une baignoire de sang. Tous les blessés qui ont pu se trainer sont venus se jeter là ». Il réussit à s’extraire, à rejoindre une ambulance qui le transfère à Nancy, où il est soigné dans un hôpital de fortune installé dans une école primaire et géré par les Femmes de France.
Une fois rétabli, il rejoint le dépôt dans son régiment. Il est invité à diner par son compère Favert chez le propriétaire du lieu de ce dépôt. En entendant son nom, le propriétaire lui demande : « Excusez moi Monsieur, si je parais rompre les conventions. Vous êtes ici incognito, et je ne me reconnais pas le droit de lever votre voile. Pourtant je crois savoir que c’est votre père qui a plaidé dans l’affaire Caillaux… ». Effectivement, Charles Maurice Chenu lui raconte que son père est bien le défenseur (avocat des parties civiles) de la famille Calmette dans cette affaire et qu’il l’avait même assisté lors de ce procès qui s’est déroulé dix jours avant le début de la guerre.
Son régiment reprend la route, en direction de Villers-au-bois. Là il retrouve son ami Chassaigne-Goyon, devenu sergent à la garde du drapeau ; il croise aussi son confrère Jacques Villenave, qui est sergent, et qui officie dans la tranchée voisine. Il est alors sergent-mitrailleur. A Villers-au-bois il entre dans le boyau et décrit dans ses mémoires la difficulté de se repérer entre un boyau et une tranchée : « Je m’étais fait des idées fausses : je croyais les tranchées tracées comme New-York, en belles lignes droites, avec boyaux perpendiculaires. En fait, pour le novice, c’est un monde incompréhensible. Rien de plus facile que de prendre un boyau pour une tranchée, une première ligne pour une seconde. […]».
La période de Noël arrive ; chaque camp reçoit des colis. Les lettres conservées dans le dossier de Charles Maurice Chenu font état de la participation de son père, non mobilisé car âgé, pour la confection de ces colis. Charles Maurice raconte que cette période est une trêve dans les combats et que les deux camps ennemis se retrouvent pour célébrer cet événement : les conditions climatiques étant défavorables, les ennemis s’échangent des outils, et se rencontrent ; ils partagent leurs colis (cigares, chocolat…). Cette période de courte de durée qu’il qualifie de « conte de Noël »
Après la bataille d’Ablain St Nazaire, dans laquelle son ami Missoffe l’avait informé en premier lieu des détails des attaques à mener, il apprend que Villenave est blessé et son ami Chassaigne-Guyon tué. Il s’intéresse alors aux conseils de guerre. Son confrère Etienne Caen le convainc de s’inscrire aux conseils de guerre : « Quand on est au repos, c’est une distraction ». Il l’écoute et admet qu’il échappe souvent à la démoralisante atmosphère du cantonnement. Caen et lui se divise la tâche. La cadence, explique-t-il dans ses mémoires, est d’environ 6 justiciables, tous les 15 jours, pour la Division. La salle d’audience se situe dans une école et la gendarmerie contiguë fournit la prison.
Il raconte dans ses mémoires les différents procès auxquels il a assisté, ceux qui l’ont fait rire comme celui de son ami Thomas, ceux qui sont plus tragiques comme celui de Curlot, accusé de désertion : « Ce n’est plus pour lui que je plaide, c’est pour une idée que je plaide. Une idée qui n’enveloppe pas, comme au palais, la théâtrale ampleur des manches d’avocat. Ce sont les pauvres manches d’une capote fripée que, pour l’adjurer, je tends vers le conseil, ce conseil qui, tout à l’heure, lira sa sentence. Au nom du Peuple français ? le Peuple français demande-t-il vraiment la mort de Curlot ? ». Curlot sera sauvé.
Quant à la sentence, c’est son confrère et ami Caen qui lui raconte le poteau, l’accolade, « le peloton terrorisé qui n’a pas tué son homme, le petit sous-officier de cavalerie, nouveau venu au front, et qui, pour ses débuts, avait reçu l’effroyable tâche : celle d’achever un homme, au révolver. Et le révolver qui ne voulait pas partir dans sa main tremblante… ».
La guerre se poursuit, Charles Maurice Chenu est nommé caporal le 30 août 1915. Il est de nouveau blessé dans l’attaque du 25 septembre qui avait pour but d’enlever les deux collines jumelles de Vimy et Givenchy. Les combats sont rudes : « Tués ou être tués : il n’y a plus que ce dilemme » résume-t-il. Puis il décrit la situation : « Mes oreilles bourdonnent, j’ai l’œil gauche fermé, les mains remplies de sang ». Il a pris une grenade. « Je me baisse, je rampe, vers le talus, le semblant de talus que nous venons de quitter. Comme il est loin !... Je me redresse, je cours, penché en avant ; réflexe de propreté devant tout le sang que je perds, et qui me couvre ». Il se laisse glisser dans le talus. « Des mains me tripotent. Un linge m’entoure la tête. Sur le dos, j’étouffe avec tout ce sang qui me monte à la gorge, et que j’avale gloutonnement. J’étouffe… Et c’est fini. Fini d’un seul coup. Plus une goutte de sang, et je respire largement, pendant que des bandes s’enroulent autour de ma tête » […] « Va-t-en maintenant, me dit quelqu’un ». Il rejoint le poste de secours d’Ablain par les boyaux où c’est l’engorgement. Il est transporté à l’hôpital « municipal, administratif, sans brusquerie et sans douceur -anonyme comme les blessés qu’il accueille, venus là, au hasard, de tous les secteurs. Un hôpital où je me sens seul, affreusement seul : je découvre brusquement que ma vie, mes amis, toute ma raison d’être sont restés cloués là-bas, sur cette côte 119, avec la « mitraille du 226 ». Il est soigné par des sœurs à l’hôpital de Maxéville en Meurthe-et-Moselle puis à Nantes.
Il garde le moral par les lettres qu’il reçoit et notamment par celle de son ami Missoffe qui lui annonce son obtention de la Croix de guerre et une citation : « Cité à l’Ordre 75 de la 70e division d’infanterie le 5 octobre 1915 : « Caporal chef de pièce. Déjà blessé le 25 août 1914 comme agent de liaison a contribué par son courage et son sang froid au succès d’une attaque difficile sur une tranchée ennemie, a été à nouveau blessé. Blessé le 25 août 1914 à Courbessaux. Plaie par balle au front. Blessé 28 septembre 1915 à Givenchy plaie par éclats de grenade à la chorroïde gauche (œil) ».
Convalescent, il est nommé sous-lieutenant et récupère des forces à l’école des sous-officiers de Marly-le-Roy « où se fondait dans le secret l’artillerie d’assaut ». Il apprend à conduire un char Schneider dans le camp de Champlieu en forêt de Compiègne. Il explique qu’il existe alors deux types de chars : les Schneider, équipage de 6 hommes, canon court de 75, 2 mitrailleuses en coupoles latérales ; les Saint-Chamond énormes torpilleurs sur toutes petites chenilles.
En 1917, il part dans un char pour le chemin des dames. Il baptise son char « le capitaine Cap » en hommage à Alphonse Allais « capitaine au génie imbibé d’alcool, riches d’inventions cocasses ».
« Le capitaine Cap » est attaqué plusieurs fois par des obus et des mitrailleuses, à tel point qu’à un moment, ils ne sont plus que 3 véhicules encore debout. Charles Maurice est blessé une troisième fois : « Je passe la main sur ma figure ; je la retire rouge […] Marche arrière. Dix mètres en arrière, la mitrailleuse s’est tue. Je bondis dehors. Une balle a atteint les fentes de visée. […] j’essuie ma figure. Mon mouchoir est noir d’huile, plus que rouge de sang ». Mais ils repartent.
Lors d’un cantonnement, il en profite pour écrire son premier livre : Totoche prisonnier de guerre journal d’un chien à bord d’un tank.
En 1918, il combat sur le secteur de Breteuil où il tombe sur son confrère Henri Bazire, « attaché à une division et qui devait y être tué. Un avocat, un ancien député, homme de cœur et de tempérament.
Alors Bazire ? Qu’est-ce que vous cherchez ?
- Les lignes, cher ami… Pas autre chose.
- Elles doivent être du côté de l’Est ?
- Ou du Nord ? nous venons de débarquer, et personne ne peut nous le dire.
Je laisse Bazire chercher ses lignes, comme Varus cherchait ses légions ».
Il sera ensuite mobilisé pour la bataille sur le plateau de Cantigny et pour la première fois il a tué, ce qui lui laisse un étrange sentiment : « tout à l’heure, j’ai tué. Pour la première fois, avec certitude, depuis bientôt quatre années de guerre. J’ai tué avec fureur, dans la joie de la vengeance, de la légitime défense, tué sur cette pauvre terre picarde que des destructeurs avaient envahie et ensanglantée ».
Il se distingue avec sa division dans la forêt de Villers-Cotterêt, ce qui lui vaudra la croix de guerre avec palmes et la nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur (Ordre n°8737 du 13 octobre 1918 : « Ordre général n°68 du 14-7-1918 le 5e groupe d’artillerie d’assaut mis à la disposition d’une division américaine pour une opération offensive a fait preuve, sous les ordres du Capitaine Nosurau, commandant du groupe les lieutenants Mainardi, De Compiègne, Chenu commandant de batteries, des plus belles qualités d’assaut et de courage. A atteint tous ses objectifs détruisant de nombreuses mitrailleuses et promettant à l’Infanterie une progression rapide. ».
« Brillant officier calme et réfléchi très estimé de tous et aimé de ses hommes à l’attaque du 18 juillet 1918 a fait preuve des plus belles qualités de chef et de soldat tant par habiles dispositions qu’il a prises que par le véritable mépris du danger dont il a fait preuve en conduisant en dehors de son char pour mieux en assurer le commandement de sa batterie avec laquelle il a vaincu la résistance opiniâtre de l’ennemi et atteint son objectif. Deux blessures antérieures, deux citations. Signé : Pétain ».
Il apprend la fin de la guerre dans la nuit du 10 novembre 1918. Il est à Chantilly, hôte de la duchesse de Chartres où il reçoit la légion d’honneur à Chantilly des mains du général Fayolle venu remettre la fourragère : « Voici la fourragère aux couleurs de la croix de guerre, mais prenez patience ! La guerre n’est pas finie. Vous avez le temps encore de conquérir la fourragère rouge. ». Ses parents sont à Paris, son frère est alors au 20e Régiment d’artillerie, devant Laon.
Il est démobilisé et revient à Paris : « un retour sans joie » écrit-il. Et la vie reprend son cours. Il épouse en 1924 Germaine Plaisant, fille d’Achille Plaisant premier Président honoraire de la Cour de Bourges.
Il écrira de nombreux romans, obtiendra en 1931 le prix de littérature touristique du Touring Club de France avec En canoë ainsi que deux prix de l’Académie Française.
Côté Palais, il poursuit sa carrière d’avocat et sera élu membre du Conseil de l’Ordre pour les années 1934-1938. Il démissionnera du Barreau en juillet 1958.
Il décède le 2 septembre 1963.
Cindy Geraci.
Sources :
- Dossier ODAP
- Archives de Paris, fiche matricule. D4R1 1385, 6e bureau, classe 1906, n°132.
- Gallica :
- De Képi rouge aux chars d’assaut – Albin Michel, Paris, 1932.
- Bibliographie-ouvrages de Charles Maurice Chenu
- Totoche, prisonnier de guerre : journal d'un chien à bord d'un tank, Plon-Nourrit et Cie, 1918.
- Le Bracelet rompu. Crès.
- Jacqueline émerveillée. Paris, Albin Michel, 1923.
- Thea, ou le chant de l'Alouette, Paris, les Petits-Fils de Plon et Nourrit, 1927.
- En canoë. Nouvelle société d'édition. Prix de littérature du Touring-Club de France en 1931.
CAEN Etienne (1885-1979)
Etienne Caen est né le 28 juin 1885 à Epinay-sur-Seine, fils de Léon Caen, ingénieur des Arts et Manufactures (ancien élève de l’école centrale) et Juliette Louis Léon, sans profession. Son père a combattu lors de la guerre de 1870 comme officier, et est titulaire de la Légion d’honneur au titre militaire.
Etienne étudie le droit à Paris, obtient sa licence le 23 juillet 1907 et s’inscrit au barreau de Paris le 29 octobre 1907. Il suspend son stage en 1911 pour exercer chez un avoué (M. Hesse). Parallèlement à son cursus en droit, il étudie les langues étrangères et obtient en 1907 le diplôme d’élève breveté en langue malaise.
Il est élu 3e secrétaire de la conférence en 1912-1913 dans la promotion Labori aux côtés de ses confrères Jacques Barth, Eugène Freminet, Jacques Mimerel, Serge Port, Jacques Silhol, tous Morts pour la France durant la Première Guerre Mondiale.
Etienne Caen, comme la majorité de ses confrères, est mobilisé dès le 4 août 1914. Il rejoint d’abord le 69e R.I. puisqu’il avait en 1913 effectué une période d’exercice dans ce régiment. Il passe ensuite en tant que soldat de première classe au 226e Régiment d’infanterie, et exerce comme agent de liaison. Après 6 mois dans les tranchées, il reçoit une lettre du Bâtonnier datée du 31 décembre qui lui remonte le moral en lui rappelant le Palais : « comme tout cela est loin pour moi et comme cette évocation me laisserait rêveur si je ne m’étais interdit d’autre rêve que celui d’une prompte victoire ». Il est alors sous les obus, « à 1500 m des bavarois ». Il évoque le drame des confrères déjà morts et le dur retour au Palais pour ceux qui reviendront. Son confrère Pollio avec qui il était au régiment a disparu la semaine précédente : peut-être a-t-il été fait prisonnier ? » [Son confère Etienne Marcel Pollio a été effectivement fait prisonnier en Allemagne en décembre 1914 ; il sera rapatrié en France en 1918].
Le 15 novembre 1915, cantonné dans le secteur 128, 269e R.I., il sollicite par écrit son bâtonnier pour lui confier le dossier d’une demande en mariage d’un de ses compagnons de régiment : « mon colonel m’avait chargé de résoudre le problème. Malheureusement, je ne connais plus depuis 15 mois qu’un droit international : le coup de fusil ». Il en profite pour lui parler de sa solitude, ses deux confrères Polliot et Chenu parti du front, l’un blessé, l’autre disparu : « je reste seul intact pour combien de temps ! ».
Il vient de participer à la 3e bataille d’Artois, dans le secteur de Souchez (Pas-De-Calais). Entre le 25 et le 29 septembre 1915, les combats pour reprendre la ville de Souchez et ses environs furent longs et difficiles ; sous une pluie battante, au milieu des tranchées et des boyaux remplis de boue, les poilus ont repris une par une les tranchées ennemies, entre obus et incessants tirs de mitrailleuses. Comme le relate le J.M.O, plusieurs bombardements ennemis attaquent les soldats français, rendant « très difficile les communications et empêchant tout mouvement de troupe dans l’intérieur du village. Les ordres du Colonel ne peuvent parvenir à certaines unités qu’une fois les attaques déclenchées ». C’est durant ces combats qu’Etienne Caen s’est illustré comme agent de liaison, militaire chargé de transmettre ordres et informations au sein de l’armée, en particulier lors d’une opération qui rend impossible l’usage du téléphone : « d’un dévouement et d’un courage éprouvés. N’a pas hésité à porter à maintes reprises des ordres en terrain violemment battu au cours des attaques du 25 au 28 septembre 1915 ». Il a vu deux de ses camarades de liaison « ont été tués à côté de moi » et a été légèrement blessé : « j’ai reçu des éclats, des morceaux de briques », ce qui avec sa citation constitue un « tout sans autre mal qu’un peu de fatigue »… .
Sur ces temps de repos, il se détend en devenant avocat aux conseils de guerre. Durant cette période, la défense n’existe que très rarement et les avocats sont commis d’office. Ainsi, si certains avocats mobilisés ont été désignés au pied levé, d’autres ont demandé à exercer leur métier devant ces juridictions. « Quand on est au repos, c’est une distraction » dit-il à son confrère Charles Maurice Chenu, qu’il recrute dans cette aventure. Charles Maurice et lui se partagent les affaires, et jouissent vraisemblablement d’une excellente réputation, comme en témoigne le poème de leur camarade Louis de Gonzagues-Frick publié dans Les Hommes du Jour du 9 octobre 1915.
Mais à la différence de son confrère Chenu, Etienne Caen a lui assisté aux sentences, dont celle du terrible poteau…
Il intègre ensuite le 13e Régiment d’artillerie jusqu’en 1916 où il bascule au 1e Régiment de Génie, section du camouflage. Il gravit les échelons militaires en devenant Caporal puis sergent en 1918. L’invention du camouflage est due à deux peintres français qui ont eu l’idée de dissimuler leurs canons derrière des toiles peintes aux couleurs de la nature environnante, pour éviter d’être repérer. La première équipe de camouflage est créée officiellement le 4 août 1915. En 1916, l’unité de camouflage, rattachée au 13e Régiment d’artillerie dépendra entièrement du 1er régiment de génie. Elle sera dissoute en décembre 1918.
Il est démobilisé le 11 mars 1919, revient à la vie civile avec une croix de guerre et une carte de combattant (n°532 902) et reprend le chemin du Palais et des audiences. Il poursuit son métier dans les conseils de guerre : il défend en juillet 1919 Marie Goujon, femme Petrot garde barrière, dans un procès du 3e Conseil de Guerre où sont présentés onze accusés, répondant de trahison durant la guerre. Etienne Caen obtiendra l’acquittement de sa cliente.
Il plaide également de nombreuses fois aux assises ou au civil : en 1924, il défend Borel, inculpé d’assassinat, reconnu coupable et condamné à mort ; la même année, il défend devant la 11e chambre correctionnelle le banquier Tognini, directeur fondateur de la Banque nouvelle, qui a pris la fuite en Italie laissant un trou de 5 millions de francs. Il revient en France en se constituant prisonnier. Inculpé d’abus de confiance et d’escroquerie, il est reconnu coupable de détournement par le Tribunal et condamné à 3 ans de prison.
En 1939, il est de nouveau mobilisé comme officier défenseur aux Armées (15e et 9e Armée). Mais il demande sa mise en congés pour raison de santé en février 1940, et souhaite par la suite une mise en congés définitive « avec le désir où je suis de continuer l’exercice de ma profession comme avocat inscrit à notre Barreau ». En 1942, il fait partie des 48 avocats juifs maintenus au Barreau, en vertu de l’arrêt de la Cour de Paris sur les avocats juifs du Barreau et sur l’application du numerus clausus (décret du 16 juillet 1941), parce qu’il était un ancien combattant de 14.
Après la guerre, il poursuit sa carrière d’avocat en plaidant pour de nombreux artistes ; il figurait déjà en 1939 comme conseil juridique de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Ainsi en 1949, il défend le réalisateur Georges Clouzot devant le petit-fils du compositeur Massenet. En effet, les héritiers de Massenet entendaient garder conserver les droits d’auteur pour la pièce de théâtre « Manon» (opéra-comique en cinq actes de Jules Massenet, 1884). Ils veulent interdire à H.G. Clouzot de d’intituler le film qu’il vient de réaliser « Manon ». Les héritiers seront déboutés de leur demande.
Il travaillera ses dossiers, dans le cabinet qu’il avait fondé dès son stage, au 1 rue Ballu, dans le 9e arrondissement, jusque son décès en 1979.
Cindy Geraci.
Sources et bilbiographie :
- Dossier professionnel Ordre des Avocats.
- Archives de Seine Saint Denis, Acte naissance, 1883-1892. (ESS 1E28).
- Archives de Paris, registre matricule,D4R1 1335 matricule n°734.
- 269 R.I. JM.O. 26N733/8
- Le camouflage pendant la Première guerre Mondiale, une arme qui trompe mais ne tue pas, article de Cécile Coutin.
- Gallica, Borel, assassin de Noisy
- La Presse, 30 novembre 1919
- Le XIXe siècle, 29 juillet 1919 : Onze accusés condamnés à mort par le 3e conseil de guerre. Il est avocat de Marie Goujon, femme Petrot garde barrière ; elle est acquittée.
- Gallica, Affaire banquier Togini directeur de la banque nouvelle
- Gallica, L’affaire du comptoir des intérêts privés : 11e correctionnelle.
- Le Matin 7 janvier 1942 : Liste des avocats juifs du barreau de Paris
- Gallica, Affaire H.G. Clouzot, 1948-1949. Manon est un film français daté de 1948 et sorti en 1949, avec Cécile Aubry, Serge Reggiani, Michel Auclair et Gabrielle Dorziat :
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