MISSOFFE Michel (1887-1974)
Né le 9 juin 1887 à Brest, d’un père professeur agrégé, il étudie au lycée Carnot de Paris puis au lycée Michelet de Vanves, avant de poursuivre des études de droit et de lettres. Il est licencié en droit le 3 novembre 1908 et admis au barreau de Paris.
Engagé volontaire dans l’armée en 1905 comme aspirant, Michel Missoffe devient sergent au 132e R.I. en 1907 passé dans la réserve, puis sous-lieutenant de réserve.
Il se marie en 1907 avec une femme « ravissante », Liliane de Sonis, descendante du Maréchal de Russie Prince Michel Koutouzov.
Il est élu en 1913 vice-président de la Conférence Tocqueville « où je défendais avec fougue les opinions les plus réactionnaires » explique-t-il dans ses mémoires de Combattant.
Passionné par les lettres et la littérature, il est aussi écrivain public et publie régulièrement des articles dans l’hebdomadaire La Vie parisienne ; certaines de ses pièces sont également mises en scène dans les théâtres.
Lorsque la guerre éclate, il exerce depuis 6 ans au Barreau et se dit être un homme heureux.
Il part le jour de la mobilisation le 3 août : « Je quittais un Paris soudain privé de moyens de transports, sous le double signe de l’élégance et de l’amitié. Mais c’était fini « du temps des équipages » et, dans le train trop lent qui m’emmenait vers l’est, fier de mon uniforme neuf, n’ayant de la guerre qu’une conception esthétique et sportive, je partais joyeux et fier de me battre, ne rêvant que de gloire et de victoire ». Il rejoint le 26e R.I. comme lieutenant à titre temporaire.
Le 4 août, il est cantonné à Nancy où il rencontre quelques connaissances : Jacques Bertin et Denis, Villenave et Jacques Charpentier (confrères, sergents) ; Charles Chenu (fils du bâtonnier) et André Du Fresnois (confrères, simples soldats). La bataille du 25 août qu’il qualifie de « plus aveugle » et de « plus sanglante » lui fait prendre conscience de la réalité de la guerre : son régiment perd plus de la moitié des hommes et son colonel est blessé. « Brisé physiquement et moralement, je vous envoie ces quelques lignes hâtives. Dix-huit officiers sont tués ou blessés. Chenu [Charles Maurice son confrère mobilisé] a eu une balle dans la tête. Un miracle m’a sauvé au milieu des obus et des balles » écrit-il à sa famille (Confession d’un combattant (Lorraine et Artois), 1914-1915, Plon, 1935). Le 28 août, il est nommé au commandement de la 21eme compagnie, mais décline « la responsabilité de conduire une compagnie avec toutes les difficultés de la comptabilité, du ravitaillement, du matériel me semblait trop lourde et j’aurais éprouvé un vrai déchirement sensible à quitter les hommes avec qui je m’étais battu ».
Michel Missoffe est sur le front, dans les tranchées ; il décrit des conditions de vie et des scènes quotidiennes difficiles et cruelles : « Il y a quelque chose de dramatique, c’est de voir des cadavres au milieu des vignes et des champs de blé ! les symboles de vie auprès des images de morts. Ah ! le petit vin de Lorraine ! la récolte ne sera pas riche cette année ! Il fait pourtant un temps superbe, un temps de partie de plaisir, et, au fond, puisque nous avançons, c’en serait une si, depuis tant de jours, nous ne couchions pas au milieu des cadavres qu’on ne peut enterrer, ni même enlever ». Il évoque les nuits sans sommeil, les nuits glacées, les jours interminables sans pouvoir se déchausser, les intempéries, etc.
Il est blessé une première fois le 13 septembre 1914 au bois de St Paul (à l’Est de Nancy). Lorsqu’enfin ravitaillé, il s’apprête à prendre quelques aliments quand l’ennemi tire sur eux trois obus de gros calibres « les gros noirs ». Il sort couvert de terre du trou ouvert par l’explosion, les deux hommes de garde tués. Son sabre était en bouillie, la main gauche en sang mais rien de cassé, même pas un doigt, l’éclat d’obus ne lui ayant fait qu’une légère blessure au médius ». Hors de question pour Michel Missoffe d’aller à l’ambulance ou de quitter la compagnie. Le docteur Mangien lui fait un pansement.
En octobre 1914, il est cantonné dans le Pas-de-Calais. Depuis que son capitaine a été blessé à Vimy, il dirige la 24e compagnie composée de 300 hommes. Poste qui lui sera affecté quelques jours plus tard comme lieutenant. Il est fier d’être porte-drapeau du 237e régiment à la place de son confrère Henri de Pimodan, avec lequel il passe une nuit : « ce sont les hasards de la guerre ! Ensemble nous avons partagé un peu de poulet froid (grâce à mon cuisinier avisé) et du pain d‘épice. Ce fut mon seul repas durant 24 heures ».
[NDRL : Henri, né un an après Pierre, capitaine au 237ème régiment d’infanterie, tombe devant Arras, à Saint-Laurent-Blangy. Il a également appartenu au barreau de Paris, mais avait interrompu son stage].
Le 27 décembre 1914, après avoir passé le 24 avec plusieurs de ses amis (Pierre Cherest, Mithouard, Chassaigne-Goyon (Missoffe le connaissait par la conférence Mollé-Tocqueville) et son confrère Louis Lagache (mort de maladie en 1917), il se trouve dans la tranchée, vers Carency. Le lieutenant-colonel Mathis lui demande de passer à son poste, près des onze arbres et l’accueille avec « le visage bouleversé d’un magistrat honnête obligé d’annoncer à des innocents (qu’ils sauraient innocents) leur condamnation à mort ». Michel Missoffe s’oppose à son ordre : les hommes sont physiquement et moralement hors d’état de faire une attaque qu’ils savent voués au plus sanglant échec, alors que celui-ci vient de lui demander de faire sortir une section. Mais le lieutenant-colonel ne veut pas que les jeunes alpins du commandant Stirn se croient lâchés par les fantassins. Missoffe assume et répond qu’il sortira le 1er de sa tranchée, même si l’ordre lui est donné de rester avec ses trois sections. Il répond à son supérieur avec audace « Laissez-moi dans ces heures tragiques […] juge de mon devoir. J’ai toujours répété que j’étais heureux de me battre, que je ne craignais pas la mort. Le moment est venu de le prouver ». Avant de partir attaquer, il demande de faire venir le Père Combier, jésuite et sergent, pour lui demander la dernière absolution.
A deux heures et demi, il grimpe sur le parapet et part au combat. Il voit presque mourir dans ces bras son camarade Albertus, une balle dans la tête. Il regagne la tranchée française 6 heures plus tard, avec son ami, qu’il retrouvera début 1915 à l’hôpital, sauvé mais paralysé toute sa vie. Il sera proposé le 31 décembre pour une citation à l’ordre de l’armée, qui lui procure de la joie. Cette citation « apparaissait comme la consécration la plus haute » [la croix de guerre n’existait pas encore] : « officier plein d’énergie et de bravoure a vigoureusement et personnellement enlevé sa compagnie au moment de l’attaque des tranchées allemandes de Carency le 27 décembre 1914 » (Ordre de la 70e division n°30 du 7 janvier 1915).
Fin 1914, il est cantonné à Maisnil-Bouché dans le Nord-Pas-De-Calais. Il rencontre son confrère et ami Pierre Taittinger, officier de cuirassiers, affecté au groupe cycliste. Il est également convoqué au poste de commandement du corps d’armée à la villa d’Acq où il est reçu par le général Philippe Pétain. Le 1er janvier 1915, il a ordre de se rendre « dans les tranchées du mouvement de terrain 124 au S.-E. de Carency, pour y remplir une mission donnée par le commandant de l’armée ».
Le dimanche 10 janvier, il reçoit une balle dans la figure à la hauteur de l’œil droit, alors qu’il faisait une tournée dans la tranchée avec un lieutenant du génie : « une seconde me suffit pour me rendre compte, que si je saignais abondamment, j’avais toute ma lucidité, et accompagné par l’infirmier-ténor Paulet, je me rendis à pied à l’ambulance ». Le médecin-chef lui propose une évacuation vers l’intérieur par crainte de complications, il accepte et prend le train sanitaire à Aubigny. Il veut saisir l’occasion de revenir à Paris, embrasser les siens… et, après avoir fait jouer quelques relations, il sera accueilli à l’Hôpital Astoria par la baronne de Lasseur. Après 8 jours dans cet hôpital, « fatigué de jouer au héros », il veut revenir en Artois et retrouver sa compagnie. Son retour volontaire et très inattendu au front, sans passer par le dépôt, apparaissait aux uns comme une leçon intempestive, et aux autres comme une bravade. Il est cité à l’ordre du jour et proposé pour le grade de capitaine. « En six mois de campagne c’était beaucoup pour un seul homme ! » écrit-il.
Il est affecté à la 21e. Courte durée. Le 9 février il change de bataillon et nommé au commandement de la 17e compagnie (la première compagnie du régiment) où il restera pendant près d’un an.
L’année 1915 est marqué par plusieurs événements dont la mort de son frère au front au mois de mars, laissant derrière lui une veuve et trois enfants. Michel Missoffe est très affecté, ce qui le fait réfléchir : « Je n’ai jamais eu peur de la mort. J’ai eu de la souffrance la terreur la plus angoissée, la plus hallucinante, la plus lâche ». « Etre tué au feu est un risque que j’ai toujours, honnêtement et sans aucun mérite, accepté, comme payé d’avance par l’ivresse et l’honneur de se battre ».
Le 8 mai 1915, il participe à la prise d’Ablain-Saint-Nazaire. Le 12 mai lui et sa compagnie sont bombardés. Mais leur rôle était de maintenir l’inviolabilité du front devant Ablain tandis que les autres attaqueraient Carency par le sud. Rempli de courage, il lance à ses hommes : « Allons-y ». « Je demande bien pardon aux historiens pour qui la prise d’Ablain-Saint-Nazaire doit s’insérer logiquement dans une série d’ordre… rédigés après coup, comme les journaux de marche ou les mémoires des grands chefs. A la guerre, pour les petites unités il y a un moment favorable à saisir. Un point c’est tout » ; « Comment décrire l’allégresse avec laquelle, clairon sonnant, baïonnette haute, ma compagnie dans le brouillard argenté du matin, s’élança en colonnes d’escouades par un, à travers les jardins remplis de lilas ? ». Ils prennent la tranchée allemande. « Splendide souvenir » écrit-il. Il recevra les compliments de ses supérieurs pour cet acte héroïque : « Au combat du 13 mai, la compagnie Missoffe eut pour mission de pénétrer la première dans Ablain-Saint-Nazaire, dont l’organisation défensive était puissante. Elle s’acquitta de cette tâche ardue d’une façon magistrale, grâce surtout à l’à-propos du lieutenant Missoffe et à l’entrain qu’il sut communiquer aux cadres et aux hommes. L’ennemi put se ressaisir et dut abandonner deux canons, une ambulance aux blessé, un important matériel de guerre, et la plus grande partie de la localité, quoiqu’il comptât un effectif très supérieur à la 17e compagnie. En outre, cet officier sut, en fort peu de temps, et malgré un feu violent et rapproché, organiser judicieusement le terrain conquis et le mettre ainsi à l’abri d’un retour offensif » (Capitaine Mercier commandant du bataillon depuis la blessure du commandant Hartmann).
Jusqu’en juillet 1915, il alterne entre les tranchées et les jours de repos. Il obtient une permission : « ce papier c’est le droit de vivre, le droit de vivre comme avant » : il part voir sa famille en Bourgogne puis ses confrères à Paris. Il est de retour le 7 août dans sa tranchée ; déjeune quelques jours plus tard avec son confrère et ami Millevoye, lieutenant du 74 R.I. cantonné dans le voisinage, duquel il écrit que « Peu d’avocats ont un talent et peu d’hommes un tel dynamisme ». La mort de Millevoye en 1915 le rendra malade et le fera rester alité plusieurs jours.
Il participe en septembre 1915 à la seconde bataille d’Artois où il est au 42e bataillon de chasseur à pied, dans des conditions extrêmes de pluies torrentielles, il cantonne dans la tranchée de Brême. Il n’a rien mangé depuis 48h et se nourrit par chance d’un pot de confiture piqué dans la musette d’un cadavre allemand. Il est épuisé. Son ami André Tardieu, à qui on a refusé toutes les demandes pour aller se battre, lui dit : « vous en avez trop fait depuis quinze mois, vous n’en pouvez plus. Venez prendre ma place à l’état-major. La guerre n’est pas près de finir. Quand vous en aurez assez, vous reprendrez un commandement de la troupe ».
Le 6 novembre, de retour dans sa tranchée après 8 jours de permission, il apprend par une note téléphonique : « Prévenez le capitaine Tardieu est affecté au 44e bataillon de chasseurs ; que le capitaine Missoffe est affecté à l’Etat major de la 70e division où il prendra son service le 11 novembre à 18 heures ». Une nouvelle vie commence. André Tardieu lui remet ensuite le brassard de soie rouge et les foudres, insignes de ses nouvelles fonctions. Sa première tâche : rédiger le récit détaillé de la bataille du 25 septembre et les leçons à en tirer.
Michel Missoffe reviendra au front en 1917 où il sera blessé devant Aspach d’une plaie par balle à la tête, ce qui lui vaudra une citation à l’Ordre de la division n°166 du 24/07/1917 : « depuis 20 mois à l’Etat major de la Division à pris part à tous les combats en Artois devant Verdun sur la Somme et sur l’Aisne, montrant partout les plus brillantes qualités militaires. Officier de reconnaissance des plus hardies recherchant toujours les missions les plus périlleuses a toujours réussi à renseigner complètement et rapidement le commandement même dans des circonstances les plus difficiles et sous les bombardements les plus violents notamment les 4 et 8 juillet 1917 » ; et une autre à l’appui de la Légion d’honneur : « Officier de bravoure remarquable le 7/10/1917 a continué à observer à découvert le terrain en avant de nos lignes malgré le tir d’une mitrailleuse ennemie qui battait le parapet de la tranchée. Gravement atteint à la tête, a fait l’admiration de tous ceux qui l’entouraient par son calme et son sang froid ».
Il s’illustrera encore en 1918 : « capitaine adjudant major doué des plus belles qualités militaires de courage et de dévouement et d’esprit de sacrifice ; n’a pas cessé au cours du combat du 30 mars de traverser les champs de bataille en terrain découvert sous les rafales d’artillerie et de mitrailleuses ennemies pour s’assurer de la solidité de nos positions et réconforter nos éléments avancés engagés dans une lutte des plus meurtrières » (Citation à l’Ordre n°421 du 3e corps d’armée du 16 avril 1918).
Cité à l’Ordre n°235 de la 70eme division en date du 19 septembre 1918 : « un bombardement d’une extrême violence s’étant subitement abattu sur le bataillon en position d’attente, a remplacé son chef de bataillon parti en reconnaissance rétablissant l’ordre donnant à tous, l’exemple du calme, du sang-froid et prenant de si judicieuses dispositions qu’il n’avait que deux chasseurs de blessés.
Il sera démobilisé le 11 mars 1919. Il rependra sa carrière d’avocat (il plaidera en conseil de guerre lors du procès de la capitulation de Maubeuge en 1920), deviendra président de la Conférence Molé-Tocqueville, entamera une carrière politique puisqu’il est élu conseiller municipal de Paris le 30 novembre 1919, comme candidat d'union nationale républicaine, puis député de la Seine de 1924 à 1928, s'occupant des finances locales et des questions militaires. Il sera également président de la fédération nationale des sociétés d'anciens chasseurs à pied.
Membre de l'académie septentrionale, il est auteur d'une biographie d'André Tardieu (1876-1945, la Vie volontaire d’André Tardieu, 1930, Flammarion) et d'études historiques sur le Nord (sur les Officiers de justice du bailliage d'Avesnes et sur Les notables d'Avesnes au XVIe siècle et la famille de Forest).
Il démissionne du barreau en 1932, étant nommé ministre plénipotentiaire de la République française à Luxembourg.
« Tu as un joli brin de plume au bout de ton sabre et tu te sers aussi bien de l’une que de l’autre », propos d’Henri Robert concernant son confrère Michel Missoffe.
Michel Missoffe décèdera le 24 mars 1974 à Paris.
Cindy Geraci.
Sources :
- Dossier ODA
- Archives de Paris, Fiche matricule, D4R1 1440
- Michel Missoffe, Confession d’un combattant (Lorraine et Artois, 1914-1915). Paris, Plon, 1935.
CHENU Charles Maurice (1886-1963)
Carte de combattant n°435 343.
Le bâtonnier Charles Chenu (1855-1933) a eu 4 enfants dont Charles Maurice Chenu, né le 3 avril 1886 à Paris qui suit les traces de son père. Après des études de droit, ce dernier est admis au stage du barreau de Paris le 26 octobre 1907. Mais il suspend celui-ci pour remplir son devoir militaire car il s’était engagé pour 3 ans en 1905 au 26e régiment d’infanterie. Il est affecté au centre mobilisateur de chars lourds, mais réformé pour des problèmes de vue.
Il poursuit donc son stage et s’inscrit au tableau en 1912. Brillant avocat, il devient 11e secrétaire de la conférence dans la même promotion (1911-1912) que ses confrères Victor Scheikévitch (MPLF 1914), Edouard Maupoint (MPLF 1915) et Jean Lelong (MPLF 1914).
Lors de la mobilisation, il est en vacances en Ile de France et apprend le début de la guerre par un journal qui titre : « L’Allemagne a fermé ses frontières. Elle a proclamé l’état de Danger de Guerre ». Cette manchette confirme le sentiment que lui et ses amis avaient déjà depuis 15 jours : « ces mots il nous aurait suffi d’un peu moins d’optimisme pour les prévoir. Voilà quinze jours déjà qu’autour de nous sont parties, pour rentrer chez elles, les gouvernantes allemandes de nos amis » écrit-il dans ses mémoires. Son témoignage sur l’effet de cette annonce sur les villageois est particulièrement intéressant : « Nous gagnons le village. Tout le monde est dans la rue ; les gens ont l’air d’être cloués sur place : la Guerre ? Au XXe siècle ? Personne n’y croyait ici ; personne ne peut encore y croire ». Lui est plus réaliste, il y croit depuis longtemps, depuis qu’il est revenu de ses vacances sur le Rhin, dans une famille allemande, avec qui il avait eu des discussions, et à qui la famille avait ouvertement manifesté la nécessité et la volonté d’écraser les français.
Le lendemain de la mobilisation, il s’embarque à porte de la Villette pour Pierre-la-Treiche (Meurthe-et-Moselle), à l’est de Toul : rattaché au 26e R.I., il est sergent-boucher (chargé de l’approvisionnement). Il rencontre sur place un grand nombre de ses collègues du service militaire : Chassaigne-Guyon, Denis et son confrère Michel Missoffe, devenu lieutenant. A Pierre-la-Treiche, ils cantonnent plusieurs jours et prennent leurs habitudes. « Et brusquement nous sommes partis », vers Nancy, puis Loisy. Ils forment une barricade : « Non je n’ai pas peur, j’ai mon fusil, je suis caché. C’est moi qui tuerait, moi, le premier…. Après on verra. La houblonnière ? Mais non, elle n’a pas remué… ».
Il poursuit avec son régiment vers le village de Brattes et pour la première fois ils ont ordre de creuser une tranchée : « un jour sous un feu de mitrailleuses, en rase campagne, il a fallu se coucher et gratter la terre. Chaque homme a creusé son trou où l'arrêtaient les balles. La nuit venue, tous des trous, on les a reliés les uns aux autres. Et la tranchée s'est faite ainsi, tordue en zigzags ». Jusqu’en août, il n’a pas été confronté à l’ennemi. Lui et son régiment ont beaucoup marché, avec des sacs très lourds. Même si le confort restait sommaire, il tenait à avoir une hygiène irréprochable : son ami Missoffe lui avait dit « la guerre n’est supportable que si nous la faisons en dentelles », alors il prenait soin chaque jour de se laver les pieds !
Le 24 août, il participe à son premier combat dans le secteur de Courbessaux, comme agent de liaison et est blessé : il est à terre avec trois soldats dont le capitaine et le clairon. Ils lui tendent un pansement avec de l’iode qu’il met sur son œil : il ne sent rien. « Car maintenant je le sais – écrira-t-il : l’oeil gauche est crevé et j’ai quelquechose d’énorme dans le nez, quelque chose de dur, balle ou éclat ». Son clairon est touché quelques minutes plus tard : « j’essaie de le tirer par les bras vers la crète… mais les rafales continuent ». « Une balle fauche une fleur, à un doigt de mon nez. Je n’en peux plus, le souffle me manque et je tombe comme une masse dans la belle tranchée ! Mais je tombe dans le sang, des corps écrasés. La tranchée n’est plus qu’une baignoire de sang. Tous les blessés qui ont pu se trainer sont venus se jeter là ». Il réussit à s’extraire, à rejoindre une ambulance qui le transfère à Nancy, où il est soigné dans un hôpital de fortune installé dans une école primaire et géré par les Femmes de France.
Une fois rétabli, il rejoint le dépôt dans son régiment. Il est invité à diner par son compère Favert chez le propriétaire du lieu de ce dépôt. En entendant son nom, le propriétaire lui demande : « Excusez moi Monsieur, si je parais rompre les conventions. Vous êtes ici incognito, et je ne me reconnais pas le droit de lever votre voile. Pourtant je crois savoir que c’est votre père qui a plaidé dans l’affaire Caillaux… ». Effectivement, Charles Maurice Chenu lui raconte que son père est bien le défenseur (avocat des parties civiles) de la famille Calmette dans cette affaire et qu’il l’avait même assisté lors de ce procès qui s’est déroulé dix jours avant le début de la guerre.
Son régiment reprend la route, en direction de Villers-au-bois. Là il retrouve son ami Chassaigne-Goyon, devenu sergent à la garde du drapeau ; il croise aussi son confrère Jacques Villenave, qui est sergent, et qui officie dans la tranchée voisine. Il est alors sergent-mitrailleur. A Villers-au-bois il entre dans le boyau et décrit dans ses mémoires la difficulté de se repérer entre un boyau et une tranchée : « Je m’étais fait des idées fausses : je croyais les tranchées tracées comme New-York, en belles lignes droites, avec boyaux perpendiculaires. En fait, pour le novice, c’est un monde incompréhensible. Rien de plus facile que de prendre un boyau pour une tranchée, une première ligne pour une seconde. […]».
La période de Noël arrive ; chaque camp reçoit des colis. Les lettres conservées dans le dossier de Charles Maurice Chenu font état de la participation de son père, non mobilisé car âgé, pour la confection de ces colis. Charles Maurice raconte que cette période est une trêve dans les combats et que les deux camps ennemis se retrouvent pour célébrer cet événement : les conditions climatiques étant défavorables, les ennemis s’échangent des outils, et se rencontrent ; ils partagent leurs colis (cigares, chocolat…). Cette période de courte de durée qu’il qualifie de « conte de Noël »
Après la bataille d’Ablain St Nazaire, dans laquelle son ami Missoffe l’avait informé en premier lieu des détails des attaques à mener, il apprend que Villenave est blessé et son ami Chassaigne-Guyon tué. Il s’intéresse alors aux conseils de guerre. Son confrère Etienne Caen le convainc de s’inscrire aux conseils de guerre : « Quand on est au repos, c’est une distraction ». Il l’écoute et admet qu’il échappe souvent à la démoralisante atmosphère du cantonnement. Caen et lui se divise la tâche. La cadence, explique-t-il dans ses mémoires, est d’environ 6 justiciables, tous les 15 jours, pour la Division. La salle d’audience se situe dans une école et la gendarmerie contiguë fournit la prison.
Il raconte dans ses mémoires les différents procès auxquels il a assisté, ceux qui l’ont fait rire comme celui de son ami Thomas, ceux qui sont plus tragiques comme celui de Curlot, accusé de désertion : « Ce n’est plus pour lui que je plaide, c’est pour une idée que je plaide. Une idée qui n’enveloppe pas, comme au palais, la théâtrale ampleur des manches d’avocat. Ce sont les pauvres manches d’une capote fripée que, pour l’adjurer, je tends vers le conseil, ce conseil qui, tout à l’heure, lira sa sentence. Au nom du Peuple français ? le Peuple français demande-t-il vraiment la mort de Curlot ? ». Curlot sera sauvé.
Quant à la sentence, c’est son confrère et ami Caen qui lui raconte le poteau, l’accolade, « le peloton terrorisé qui n’a pas tué son homme, le petit sous-officier de cavalerie, nouveau venu au front, et qui, pour ses débuts, avait reçu l’effroyable tâche : celle d’achever un homme, au révolver. Et le révolver qui ne voulait pas partir dans sa main tremblante… ».
La guerre se poursuit, Charles Maurice Chenu est nommé caporal le 30 août 1915. Il est de nouveau blessé dans l’attaque du 25 septembre qui avait pour but d’enlever les deux collines jumelles de Vimy et Givenchy. Les combats sont rudes : « Tués ou être tués : il n’y a plus que ce dilemme » résume-t-il. Puis il décrit la situation : « Mes oreilles bourdonnent, j’ai l’œil gauche fermé, les mains remplies de sang ». Il a pris une grenade. « Je me baisse, je rampe, vers le talus, le semblant de talus que nous venons de quitter. Comme il est loin !... Je me redresse, je cours, penché en avant ; réflexe de propreté devant tout le sang que je perds, et qui me couvre ». Il se laisse glisser dans le talus. « Des mains me tripotent. Un linge m’entoure la tête. Sur le dos, j’étouffe avec tout ce sang qui me monte à la gorge, et que j’avale gloutonnement. J’étouffe… Et c’est fini. Fini d’un seul coup. Plus une goutte de sang, et je respire largement, pendant que des bandes s’enroulent autour de ma tête » […] « Va-t-en maintenant, me dit quelqu’un ». Il rejoint le poste de secours d’Ablain par les boyaux où c’est l’engorgement. Il est transporté à l’hôpital « municipal, administratif, sans brusquerie et sans douceur -anonyme comme les blessés qu’il accueille, venus là, au hasard, de tous les secteurs. Un hôpital où je me sens seul, affreusement seul : je découvre brusquement que ma vie, mes amis, toute ma raison d’être sont restés cloués là-bas, sur cette côte 119, avec la « mitraille du 226 ». Il est soigné par des sœurs à l’hôpital de Maxéville en Meurthe-et-Moselle puis à Nantes.
Il garde le moral par les lettres qu’il reçoit et notamment par celle de son ami Missoffe qui lui annonce son obtention de la Croix de guerre et une citation : « Cité à l’Ordre 75 de la 70e division d’infanterie le 5 octobre 1915 : « Caporal chef de pièce. Déjà blessé le 25 août 1914 comme agent de liaison a contribué par son courage et son sang froid au succès d’une attaque difficile sur une tranchée ennemie, a été à nouveau blessé. Blessé le 25 août 1914 à Courbessaux. Plaie par balle au front. Blessé 28 septembre 1915 à Givenchy plaie par éclats de grenade à la chorroïde gauche (œil) ».
Convalescent, il est nommé sous-lieutenant et récupère des forces à l’école des sous-officiers de Marly-le-Roy « où se fondait dans le secret l’artillerie d’assaut ». Il apprend à conduire un char Schneider dans le camp de Champlieu en forêt de Compiègne. Il explique qu’il existe alors deux types de chars : les Schneider, équipage de 6 hommes, canon court de 75, 2 mitrailleuses en coupoles latérales ; les Saint-Chamond énormes torpilleurs sur toutes petites chenilles.
En 1917, il part dans un char pour le chemin des dames. Il baptise son char « le capitaine Cap » en hommage à Alphonse Allais « capitaine au génie imbibé d’alcool, riches d’inventions cocasses ».
« Le capitaine Cap » est attaqué plusieurs fois par des obus et des mitrailleuses, à tel point qu’à un moment, ils ne sont plus que 3 véhicules encore debout. Charles Maurice est blessé une troisième fois : « Je passe la main sur ma figure ; je la retire rouge […] Marche arrière. Dix mètres en arrière, la mitrailleuse s’est tue. Je bondis dehors. Une balle a atteint les fentes de visée. […] j’essuie ma figure. Mon mouchoir est noir d’huile, plus que rouge de sang ». Mais ils repartent.
Lors d’un cantonnement, il en profite pour écrire son premier livre : Totoche prisonnier de guerre journal d’un chien à bord d’un tank.
En 1918, il combat sur le secteur de Breteuil où il tombe sur son confrère Henri Bazire, « attaché à une division et qui devait y être tué. Un avocat, un ancien député, homme de cœur et de tempérament.
Alors Bazire ? Qu’est-ce que vous cherchez ?
- Les lignes, cher ami… Pas autre chose.
- Elles doivent être du côté de l’Est ?
- Ou du Nord ? nous venons de débarquer, et personne ne peut nous le dire.
Je laisse Bazire chercher ses lignes, comme Varus cherchait ses légions ».
Il sera ensuite mobilisé pour la bataille sur le plateau de Cantigny et pour la première fois il a tué, ce qui lui laisse un étrange sentiment : « tout à l’heure, j’ai tué. Pour la première fois, avec certitude, depuis bientôt quatre années de guerre. J’ai tué avec fureur, dans la joie de la vengeance, de la légitime défense, tué sur cette pauvre terre picarde que des destructeurs avaient envahie et ensanglantée ».
Il se distingue avec sa division dans la forêt de Villers-Cotterêt, ce qui lui vaudra la croix de guerre avec palmes et la nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur (Ordre n°8737 du 13 octobre 1918 : « Ordre général n°68 du 14-7-1918 le 5e groupe d’artillerie d’assaut mis à la disposition d’une division américaine pour une opération offensive a fait preuve, sous les ordres du Capitaine Nosurau, commandant du groupe les lieutenants Mainardi, De Compiègne, Chenu commandant de batteries, des plus belles qualités d’assaut et de courage. A atteint tous ses objectifs détruisant de nombreuses mitrailleuses et promettant à l’Infanterie une progression rapide. ».
« Brillant officier calme et réfléchi très estimé de tous et aimé de ses hommes à l’attaque du 18 juillet 1918 a fait preuve des plus belles qualités de chef et de soldat tant par habiles dispositions qu’il a prises que par le véritable mépris du danger dont il a fait preuve en conduisant en dehors de son char pour mieux en assurer le commandement de sa batterie avec laquelle il a vaincu la résistance opiniâtre de l’ennemi et atteint son objectif. Deux blessures antérieures, deux citations. Signé : Pétain ».
Il apprend la fin de la guerre dans la nuit du 10 novembre 1918. Il est à Chantilly, hôte de la duchesse de Chartres où il reçoit la légion d’honneur à Chantilly des mains du général Fayolle venu remettre la fourragère : « Voici la fourragère aux couleurs de la croix de guerre, mais prenez patience ! La guerre n’est pas finie. Vous avez le temps encore de conquérir la fourragère rouge. ». Ses parents sont à Paris, son frère est alors au 20e Régiment d’artillerie, devant Laon.
Il est démobilisé et revient à Paris : « un retour sans joie » écrit-il. Et la vie reprend son cours. Il épouse en 1924 Germaine Plaisant, fille d’Achille Plaisant premier Président honoraire de la Cour de Bourges.
Il écrira de nombreux romans, obtiendra en 1931 le prix de littérature touristique du Touring Club de France avec En canoë ainsi que deux prix de l’Académie Française.
Côté Palais, il poursuit sa carrière d’avocat et sera élu membre du Conseil de l’Ordre pour les années 1934-1938. Il démissionnera du Barreau en juillet 1958.
Il décède le 2 septembre 1963.
Cindy Geraci.
Sources :
- Dossier ODAP
- Archives de Paris, fiche matricule. D4R1 1385, 6e bureau, classe 1906, n°132.
- Gallica :
- De Képi rouge aux chars d’assaut – Albin Michel, Paris, 1932.
- Bibliographie-ouvrages de Charles Maurice Chenu
- Totoche, prisonnier de guerre : journal d'un chien à bord d'un tank, Plon-Nourrit et Cie, 1918.
- Le Bracelet rompu. Crès.
- Jacqueline émerveillée. Paris, Albin Michel, 1923.
- Thea, ou le chant de l'Alouette, Paris, les Petits-Fils de Plon et Nourrit, 1927.
- En canoë. Nouvelle société d'édition. Prix de littérature du Touring-Club de France en 1931.
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