Armand Dorville a été une figure importante du barreau de Paris avant la 2ème guerre mondiale.
Il est né le 18 juillet 1875 à Paris et décédé le 28 juillet 1941 à Cubjac, en Dordogne, où il avait acheté un petit château. Ce décès, à 66 ans, lui a sans doute évité, si ce n’est la déportation, la souffrance de voir comment son pays traitait les israélites. Comme toute sa génération, et celles de ses confrères juifs comme lui, comme ses ancêtres, Armand Isaac Dorville était profondément attaché à la France pour laquelle il avait combattu pendant la Grande Guerre. Il était immensément patriote.
Et sa fierté de citoyen français, sa certitude que ce statut le mettait à l’abri des persécutions allemandes, l’a conduit naturellement à communiquer à l’Ordre l’histoire de ses origines françaises.
Son dossier à l’Ordre illustre parfaitement l’histoire familiale de beaucoup d’avocats juifs du barreau de Paris, français évidemment. Nul étranger ne pouvait y être admis.
Qui était Armand Dorville ?
Il est né dans une famille républicaine de la bourgeoisie juive parisienne. Son père, Léon, avait pris la suite de son propre père, Armand Théophile, qui avait créé la Bienfaisante israélite, une société de secours mutuel. Du côté de sa mère, Léonie Monteaux, Armand est issu d’une famille de banquiers et changeurs du Comtat Venaissin, Juifs du Pape depuis des siècles.
Armand fait ses études aux lycées Condorcet puis Janson de Sailly. Il débute ensuite des études de droit et obtient sa licence en 1896. Il n’est admis au stage que le 17 novembre 1897. L’année qui précède, il a accompli ses obligations militaires.
Il devient le collaborateur de Maître Jean Cruppi. Ancien avocat général à la Cour de cassation, Jean Cruppi occupera de 1907 à 1912, plusieurs portefeuilles ministériels importants, dont celui de Garde des Sceaux. Sa femme, Louise Crémieux, est la petite-fille d’Adolphe Crémieux, avocat, homme politique influent de la IIème République, qui s’est consacré à défendre les juifs persécutés aux noms des principes républicains. Il est le « père » du fameux Décret Crémieux de 1870, qui donne la nationalité française aux « indigènes israélites d’Algérie ».
De décembre 1899 à février 1902, Armand sollicite et obtient la suspension de son stage pour travailler chez Maître Cortot, avoué, et apprendre la procédure. Son statut de clerc d’avoué est incompatible avec celui d’avocat.
Il poursuit ses études et soutient une thèse de doctorat, en 1901, dont le sujet est De l’intérêt moral dans les obligations, étude de droit comparée sur le principe de réparation pécuniaire des dommages non économiques. La thèse sera publiée et récompensée par le prix de thèse en 1902.
En février 1902, il réintègre le barreau et demande l’inscription au tableau le 4 novembre 1904. Il poursuit sa collaboration avec Jean Cruppi.
En 1903, il participe au concours d’éloquence de la Conférence du stage et est élu 4ème secrétaire de la promotion 1903-1904, sous la présidence du bâtonnier Bourdillon.
En 1914, il est mobilisé et affecté au 83ème régiment territorial d’infanterie. Lors de l’attaque allemande de Tournai, il est blessé et fait prisonnier. Il réussit à s’évader et à traverser les lignes ennemies pour rejoindre son régiment. Il est promu sous-lieutenant, puis lieutenant et commissaire rapporteur du Conseil de guerre de la 68ème division d’infanterie. La Croix de guerre lui est décernée. En 1918, il est détaché auprès du ministère de l’agriculture et du ravitaillement. Le 14 juillet 1918, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur par le ministre de la Guerre.
Il reprend sa carrière d’avocat, avec succès, après la guerre. C’est un civiliste, orienté vers le droit de la propriété intellectuelle, qui fait des incursions dans le droit pénal des affaires. Les dossiers qu’il défend sont suivis par la presse et sa notoriété grandit.
Il est élu au Conseil de l’Ordre de 1927 à 1931, sachant que le mandat se renouvelait tous les ans et qu’il fallait donc se soumettre aux suffrages des confrères.
Républicain, bourgeois, cultivé, laïque, Armand Dorville n’en est pas moins attaché au judaïsme. En mai 1926, il devient membre du comité provisoire de l’œuvre juive française pour favoriser le développement de la Palestine. En 1935, il est élu au Consistoire central pour 8 ans.
C’est également un amateur d’art éclairé, un collectionneur. Membre de l'Association des bibliophiles du Palais, il était aussi membre de la Commission des recherches historiques du Barreau de Paris depuis 1928. Il possède une importante collection de peintures et de dessins.
C’est fort de son parcours d’avocat, d’ancien combattant et de son histoire familiale qu’Armand Dorville appréhende les premières mesures antisémites prises par le gouvernement de Vichy. Comme ses confrères israélites, Français et issus de la bourgeoisie républicaine, il n’est pas – encore – choqué par la restriction dont il croit qu’elle ne s’adresse qu’aux étrangers, quand bien même sont-ils juifs.
Le dossier envoyé par Armand Dorville
En application de la loi du 11 septembre 1940 qui restreint l'accès à au barreau aux seules personnes qui possède la nationalité française « à titre originaire comme étant de père français », tous les avocats doivent justifier qu’ils remplissent ces conditions.
Armand Dorville, pour justifier de sa nationalité française ancienne, envoie au rapporteur un membre du Conseil de l’Ordre, un volumineux dossier dans lequel il a reconstitué sa généalogie, tant du côté paternel que maternel, sur plusieurs générations. Il a assorti chacun des documents qu’il produit d'un feuillet de commentaires concernant chaque génération On peut aussi considérer qu’il corrobore la description de chaque génération par un document officiel.
Il s’agit de lire ce qui suit avec le regard du rapporteur de 1940 chargé de contrôler la nationalité française de son confrère, et en particulier, celle du père.
Chaque génération est numérotée « à rebours ».
Armand Dorville représente la génération I.
Du côté maternel, les familles s'appellent Monteaux, Crémieux, Norzy.
Génération II : Sa mère est née Léonie Monteaux, à Paris, le 14 avril 1853. Armand Dorville produit un extrait du registre des actes de naissance pour l'année 1853 indiquant qu’Esther Léonie a été présentée et reconnue par son père Charles Isaac Monteaux, banquier, et par sa mère, Judith Julia Crémieux. Charles a alors 20 ans et Julia 19 ans.
Génération III : Charles Monteaux appartient à la 3e génération et il est né à Paris le 6 mai 1832. Coté Crémieux, Julia est la fille d’Abraham Crémieux, né à Paris le 20 octobre 1807 et de Zenaïde Monteaux née à Bordeaux le 2 juillet 1812. Les deux ont donc un lien familial.
Génération IV (Crémieux) : Abraham Crémieux est né le 20 octobre 1807 à Paris. Il a épousé Zénaïde Monteaux, fille de Nathan Monteaux. Armand Dorville précise que le père d’Abraham Crémieux, Menaoum Crémieux, a été tué « à la Bérézina » en 1812. Il a donc fait la campagne de Russie dans l'armée de Napoléon. La mère d’Abraham, Noémie Montel, est née à Montpellier en 1774 et morte à Paris en 1837.
Génération IV (Monteaux) : Le père de Charles Monteaux s’appelait Abraham dit Prosper Monteaux et il est né, en 1802, à Bordeaux où il épouse, en 1831, Rebecca Elisa Norzy, née à Bordeaux en 1805. Les deux sont décédés à Paris. Leur contrat de mariage est visé.
Génération V : Nathan Monteaux, le père de Prosper, est né à Avignon en 1785 et il est mort à Paris. Il a également épousé, à Bordeaux, une Norzy, Rébecca Félicité, née à Avignon en 1789.
Pour prouver les filiations, Armand Dorville verse à son dossier trois actes judiciaires, une assignation de 1862 et deux jugements du tribunal civil de la Seine de 1869, qui mettent en cause tous les membres de la famille Monteaux et qui permettent d’avérer les liens familiaux. Ils montrent, par ailleurs, le conflit qui a éclaté dans la famille pour l’attribution de la société de changeur de monnaie, sise galerie Montpensier au Palais Royal, fondée par Nathan Monteaux, activité qu’il exerçait déjà à Bordeaux.
Sur chaque feuillet, Armand Dorville prend soin de noter « tombe au cimetière Montmartre ». De manière étonnante, bien que tous ne soient pas nés à Paris, les membres des 5 générations ont tous été enterrés dans la tombe familiale du cimetière Montmartre.
Marcelle Kraemer Bach sera radiée du Barreau en vertu de cette loi du 10 septembre 1940.
Quant au bâtonnier Carpentier (bâtonnier de 1936 à 1938) explique dans une lettre qu’il a éprouvé des difficultés à retrouver des documents permettant de prouver sa filiation et sa nationalité française.
Génération VI : Armand Dorville a noté « Gavala Monteaux né à Monteaux (Comtat Venaissin) en 1755 et mort à Avignon ». Effectivement, près de Carpentras, Monteux aujourd’hui – et non Monteaux - est une petite ville fortifiée qui abrita les juifs comtadins ou Juifs du Pape. L’ancêtre d’Armand Dorville a pris le nom de sa ville d’origine, comme beaucoup de personnes à cette époque dans les milieux modestes, quelle que soit leur religion.
Génération VII : Abraham de Monteau, dit Aron l’ainé, serait né à Monteaux (Monteux) à la fin du 17ème siècle.
Armand Dorville joint une photographie de la couverture du livre de prières de son ancêtre. Gravé dans le cuir, un cartouche carré avec un liséré entoure le nom d’Abraham de Monteau dit Aron l’Ainé. Armand Dorville précise être en possession de celui-ci.
Enfin, Armand Dorville cite l’ouvrage « Documents sur les juifs à Paris au 18ème siècle » par Hildenfinger (Editions Champion), relevant les mentions de son ancêtre : « page 98 : le 16 mars 1762, acte de décès de Lyon Ravel, témoin Abraham de Monteau, juif négociant demeurant rue Saint-André-des-Arts ; page 124 …, page 147 : le 30 décembre 1771, acte de décès de Monteau rue Saint-André-des-Arts …».
Il joint encore un autre dossier de lettres très personnelles (annonce de naissance, demande en mariage) envoyées par ces ancêtres pour montrer la qualité de la rédaction de la langue française. Et la maîtrise raffinée de la langue apparait. Comme il l’écrit lui-même en gros sur le dossier :
« Dans la famille Monteaux
Depuis plusieurs siècles
On parle français
On écrit français
On pense français
On agit français »
Les lettres sont manuscrites et une copie dactylographiée les accompagnent.
La famille maternelle d’Armand Dorville est originaire du Comtat Venaissin, ce qui laisse supposer une présence ancienne en Provence. En tous cas, Armand Dorville l’établit sur presque deux siècles et demi. Pour la période précédente, les registres d’état civil manquent. Il est probable que la famille était établie depuis des siècles près d’Avignon, sous la protection du Saint-Siège depuis 1274.
Côté paternel, Armand s’attache aux Dorville.
Génération II : Le père d’Armand, bien sûr, est le représentant de cette 2ème génération ; Léon Albert Dorville est né à Bourg-la-Reine le 11 juillet 1850 et décédé en 1920. Son fils prend soin de retracer son parcours militaire : « Médaille militaire, Chevalier de la Légion d’honneur, engagé volontaire à 20 ans en 1870, grièvement blessé à la bataille d’Orléans … » et il décrit les opérations subies.
Il joint également tout un dossier médical (un compte-rendu médical du 28 mars 1871, des attestations des services des hôpitaux militaires, un certificat de visite, l’acte de congé de réforme) pour avérer la gravité des blessures.
Cette description n’est pas anodine, puisque des dérogations étaient prévues pour les anciens combattants, grandement considérés. Même s’il s’agissait du père d’Armand et non de lui-même, ce compte-rendu a le mérite, pour l’époque, de démontrer que la famille, certes juive, a payé « l’impôt du sang » et a défendu la Patrie. C’est sans doute son but.
Armand Dorville précise que son père Léon a présidé pendant 40 ans La Bienfaisante Israélite, la société de secours mutuel et de bienfaisance la plus importante de la communauté parisienne « fondée par son père Armand Dorville en 1843 ». Et il joint la copie du discours du grand Rabbin du Consistoire Central pour les funérailles de Léon Dorville et une lettre de félicitations de la Communauté israélite à La Bienfaisante Israélite pour son rôle éminent.
Génération III : Armand Dorville produit l’acte de naissance de son père qui mentionne sa filiation : son grand-père est Armand Théophile Dorville, marchand de papier, et sa grand-mère, sans profession, s’appelle Zélie Lyon.
Comme pour sa famille maternelle, les Monteaux, il confie à l’Ordre de nombreuses lettres familiales des Dorville (lettre de Léon à sa mère après la visite du prince impérial au Lycée Chaptal, lettre d’Achille Dorville, frère de Léon, lettre du grand-père Armand qui demande sa main à Zélie, sa future femme, …) pour montrer qui est cette famille française.
Toutes les lettres sont manuscrites assorties d’une copie dactylographiée.
Sur le dossier, il a répété en changeant le nom de famille :
« Dans la famille Dorville
Depuis plusieurs siècles
On parle français
On écrit français
On pense français
On agit français »
C’est lui qui a souligné au crayon bleu.
Toutefois, la branche Dorville n’est renseignée que sur 3 générations, celle d’Armand et celle de ses père et grand-père. Il n’évoque pas son arrière-grand-père, Alexis Francfort. Le père de ce dernier, Abraham Francfort, sans doute originaire de la ville de Francfort en Allemagne, s’était établi à Paris vers la fin du 17ème siècle. Et c’est son fils Alexis, l’arrière-grand-père d’Armand qui avait adopté le nom de Dorville en 1808.
Plus surprenant pour notre regard d’aujourd’hui, il a écrit et souligné, au gros crayon à papier bleu, sur la chemise qui contient les documents :
« Les 5 générations Dorville
Les 7 générations Monteaux
Long établissement prouvé sur le sol français
La Famille
Le Travail
La Patrie. »
Famille, Travail, Patrie, c’est la devise du régime de Vichy.
Il faut admettre qu’en 1940, les Français israélites ne sont pas, par principe, hostiles à Pétain et à son nouveau gouvernement. La xénophobie est une maladie universelle. Et les bourgeois parisiens juifs n’ont pas forcément vu d’un bon œil l’arrivée des juifs d’Europe centrale, fuyant les pogroms et la maltraitance, parlant mal le français, exerçant des petits métiers et se serrant dans des logements plus ou moins insalubres, faute de moyens. Non seulement ils ne se sentaient pas proches de ces émigrés – et c’est compréhensible du fait de la différence de milieu social et de culture, mais ils ne voulaient pas être assimilés, eux, les Français israélites, à ces juifs d’Europe centrale.
Ils se sentaient Français. Et eux, ou leur famille, avaient démontré leur patriotisme sur les champs de bataille.
La fin de l’histoire
Dans le dossier de l’Ordre, une dernière lettre d’Armand Dorville, datée du 5 juillet 1941, rédigée d’une écriture torturée, par la vieillesse ou la maladie, est adressée à Monsieur le Ministre. Est-ce Joseph Barthélémy, son ancien confrère, ministre de la Justice ? Armand s’inquiète de son sort, il informe qu’il a envoyé un dossier au bâtonnier pour qu’il soit « statué sur ma situation personnelle (numerus clausus) ».
Il n’aura pas de réponse.
Il décède 3 semaines plus tard.
Il lègue sa collection d’aquarelle et de dessins au musée des Arts décoratifs et sa collection de peintures de Jena Béraud au Musée Carnavalet. Son testament n’est pas exécuté – biens juifs, sa collection excite les convoitises - et une grande partie est vendue aux enchères dans le hall de l’hôtel Savoy à Nice en juin 1942.
Armand, vieux célibataire, a des héritiers : son plus jeune frère, Charles, et ses sœurs, Valentine et Jeanne. Un autre frère, Henri, est décédé en 1934. Mais Charles a rejoint les Forces françaises libres. Quant à ses sœurs, en raison des lois sur le statut des Juifs du régime de Vichy, elles ne peuvent réclamer l’héritage. Valentine et Jeanne sont parties se cacher à Lyon, puis à Megève. En mars 1944, Valentine, avec deux de ses filles et deux petites-filles sont arrêtées, envoyées à Drancy, puis à Auschwitz-Birkenau où elles sont assassinées.
Il faudra 80 ans aux descendants des héritiers pour obtenir la restitution de certaines œuvres.
Dans tout le malheur de cette période, on peut se réjouir, si l’on peut dire, qu’Armand Dorville, plus que tout avocat et Français, n’ait pas connu l’humiliation de la radiation du Tableau, la trahison de certains et assisté à l’effondrement de sa France des Lumières et des Libertés.
Michèle Brault, Ancien membre du Conseil de l’Ordre
Dossier administratif d'Armand Dorville.
Polonovski, Max. « Armand Dorville, avocat, collectionneur. (Paris 9e, 18 juillet 1875 – Cubjac, Dordogne, 28 juillet 1941) », Archives Juives, vol. 50, no. 1, 2017, pp. 140-142.