
Le début de la Guerre de 39-45 se déroula sans mon père qui avait été fait prisonnier et envoyé dans un camp au fin fond de la Prusse orientale.
Après deux ans passés à Nice sous une occupation italienne qui ne se préoccupait guère d’arrêter les juifs, nous fûmes prévenus de l’arrivée de l’armée allemande.
Notre famille qui était composée de mes grands-parents, de mon oncle et de mes parents, mon père ayant réussi à s’échapper d’Allemagne muni de faux papiers, décida de se réfugier dans un lieu qui nous avait été recommandé à savoir Tence, village très voisin du Chambon sur Lignon, dans la Haute-Loire.
Vers septembre 1942 nous prîmes le train. Ma famille était répartie, moi-même étant accompagné par un ami de ma mère qui m’évita certainement l’arrestation encore que l’officier SS qui faisait le contrôle des papiers renonça à demander les miens compte tenu que j’étais un enfant blond aux yeux bleus et donc un parfait petit aryen !
Tence était un bourg de 800 habitants. Nous logions dans un très petit hôtel donnant sur la place du marché, qui se remplissait le jour de celui-ci- mais qui recevait de temps en temps la visite de la milice. Lorsque ceux-ci faisaient irruption dans la salle du café on pouvait percevoir à travers le silence qui s‘établissait qui étaient les « méchants ».
J’ignorais évidemment que j’étais « juif », et c’était surtout les trafiquants du marché noir qui redoutaient encore plus les miliciens même si ceux-ci nous recherchaient bien entendu.
Il y avait également les alertes de nuit où l’on me faisait coucher dans un clapier à lapins souvenir peu agréable.
Je fréquentais l’école catholique dans cette commune pourtant plutôt protestante. J’ignore si le curé connaissait ma véritable appartenance. Je me pris au jeu malgré ma mère qui freinait mon évolution.
Nous n’étions finalement pas malheureux dans la mesure où nous avions la chance, vivant à la campagne, de pouvoir manger certes de manière très rustique mais néanmoins à notre faim.
Je refuse encore aujourd’hui pourtant de manger les topinambours devenus à la mode.
Il fallait se méfier des descentes de l’armée allemande mais surtout de la milice et ce d’autant que bien entendu les membres masculins de ma famille étaient tous dans la résistance.
J’ai conservé longtemps le souvenir de ces fuites un peu désespérées, la forêt étant notre refuge. Plus agréable quoique plus dangereux, dans les forêts étaient cachés certains résistants ou des parachutistes anglais. C’était souvent les enfants qui étaient chargés d’aller les ravitailler dans le cadre de nos jeux afin de ne pas être suivis par les collabos.
Il convient d’être conscient que les propriétaires de l’hôtel dans lequel étaient logés deux ou trois autres familles juives tremblaient à chaque descente de la milice sachant certainement qu’en cas d’arrestation c’était la condamnation à mort qui les attendait.
J’ai essayé de les retrouver quelques années après la fin de la guerre. Ils étaient malheureusement décédés et leurs enfants n’ont pas souhaité figurer sur le site de Yad Vashem.
Par bonheur aucun membre de ma famille ne fut arrêté grâce à l’esprit de résistance de l’ensemble de la population. Que ce soit les hôteliers chez lesquels nous étions logés ou les personnes que l’on rencontrait quasi-quotidiennement dans les rues et qui voyaient que mes parents n’avaient aucune activité professionnelle, le prêtre, les fonctionnaires, les professeurs, personne ne nous a dénoncés, alors que le fait de cacher des juifs faisait courir des risques insensés.
Il convient donc à mon sens de rendre hommage à la population française, en particulier dans les petites villes où la population et surtout les paysans, au mépris de leur vie, ont caché pendant pratiquement toute la guerre, des familles juives.
Il faut être conscient de ce qu’était la vie à cette époque. Un enfant ignorait ce qu’était un jouet. Heureusement, des enfants du village avaient des billes et d’autres un ballon. Quelle différence avec les enfants d’aujourd’hui !
C’est pourquoi les familles comme la mienne ont eu évidemment beaucoup de chance et ne peuvent que remercier la France dans ses profondeurs. Nous sommes sortis de cette guerre sains et saufs. Imaginez quel fut notre bonheur quand la région fut libérée par l’armée de De Lattre de Tassigny et lors de notre retour à Paris.
Pour autant, n’imaginez pas que c’était le bonheur retrouvé dans la mesure où, on l’oublie un peut trop, la vie à Paris à la Libération, a été extrêmement difficile sur le plan économique. Les tickets de rationnement sévissaient ainsi en contrepartie que les restaurants du marché noir. Encore fallait-il avoir les moyens de les fréquenter. La vie était quand même très rude à cette époque.
Je ne peux que constater que quels que soient leurs engagements, une partie importante de nos compatriotes eut un comportement extrêmement courageux durant cette période noire, les juifs qui ont survécu à ces événements ne peuvent que les en remercier.
Bernard Cahen
Avocat au Barreau de Paris
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre
Ancien Membre du Conseil National des Barreaux
Président d’honneur de l’Union Internationale des Avocats