



Je suis né le 26 novembre 1937 à Paris neuvième, cité Malesherbes, à la clinique Marie-Louise. Tous les enfants du neuvième naissaient cité Malesherbes, même Jean-Philippe Smet en 1943 (Johnny Hallyday).
Mes parents et mes grands-parents viennent tous de Turquie.
Le régime de Vichy, par la loi du 20 novembre 1940, a ordonné que le tampon juif soit apposé sur les cartes d’identité.
Comme mes grands-parents paternels et ma mère avaient conservé leur nationalité turque, ils ont échappé à cette mesure, mais pas à celle issue de la loi de Vichy du 11 décembre 1942 qui imposait ce cachet sur les cartes d’alimentation. Les historiens n’ont pas insisté sur cette mesure discriminatoire qui était pire que l’obligation du port de l’étoile, car on ne pouvait pas la cacher si on voulait se nourrir.
Même avec des passeports turcs, la situation était devenue difficile lorsque la zone libre eût disparu en novembre 1942 et que toute la France fût alors occupée par les allemands.
J’étais scolarisé, ainsi que mon cousin Henri, à l’école maternelle de Nay et Roger à l’école communale. Monsieur Pierre Bellocq, directeur de l’école communale, faisait partie de la Résistance. Lui et son épouse, Madame Marie Bellocq, directrice de l’école maternelle, ont conseillé à nos mères de nous placer chez des habitants de Nay. Mes cousins, Roger et Henri Farhi, ont été recueillis par les parents de Madame Bellocq, Albert et Sidonie Labédays et moi par des amis à eux dont j’ai malheureusement oublié le nom.
Je dormais dans la chambre des parents, de 1943 à juin 1944, et ne pouvait voir ma mère que rarement, qui habitait pourtant à 200 mètres. Je n’ai cependant gardé que de bons souvenirs de ce long séjour, où j’ai traité comme un des enfants de la famille (avec lesquels je jouais). J’allais même à la messe avec eux tous les dimanches !
Monsieur et Madame Bellocq, ainsi que Monsieur et Madame Labédays, ont été reconnus justes parmi les Nations.
D’autres habitants de Nay ont eu également un comportement exemplaire, comme ce gendarme qui avait reçu l’ordre d’arrêter des juifs le lendemain, mais qui avait délibérément laisser traîner la liste des personnes à arrêter sur le comptoir du café du village.
En 1944, nos parents avaient appris que le consul de Turquie organisait un convoi pour rapatrier ses ressortissants en Turquie. Esther Farhi et ses fils, Roger et Henri, ma mère et moi, avions alors pris le train à Pau pour rejoindre Paris et de là, prendre le train pour Istanbul.
L’idée était bonne, car de nombreux turcs avaient pu retourner en Turquie pendant la guerre. Le consul de Paris et celui de Marseille ont en effet sauvé de la déportation de nombreux juifs turcs. Le consul de Marseille s’est même rendu sur le quai de la gare pour demander aux allemands de faire descendre du wagon des juifs turcs. Comme les allemands refusaient de les libérer, il est monté dans le wagon avec son adjoint en déclarant qu’il accompagnerait ses concitoyens jusqu’à la destination du train. Le train s’est mis en marche, mais pour éviter un incident diplomatique, les allemands ont dû faire arrêter le train à la gare suivante (à Arles) et les diplomates sont finalement descendus du train avec tous les juifs turcs.
Nous sommes donc en 1944 et ma mère, ma tante Esther, mes cousins et moi avions pris le train à Pau pour rejoindre Paris et de là, prendre le train pour Istanbul, mais la date de notre départ était fort mal choisie : le 5 juin 1944.
Les alliés, qui préparaient le débarquement, ne laissaient aucun train remonter vers le nord de la France et bombardaient systématiquement toutes les locomotives des trains qui circulaient le 5 juin.
Le wagon que nous occupions était en tête du train, juste derrière la locomotive, et donc sous le feu des avions. Pendant la guerre, rien ne fonctionnait correctement, la locomotive est tombée en panne et on a placé une autre locomotive en queue du train, pour le pousser au lieu de le tracter. Les tirs d’avions ont alors visé la locomotive à vapeur qui était active, en queue de train. Les tirs ont également touché les passagers du wagon attenant, qui ont été tués ou blessés. La panne nous aura donc sans doute sauvé la vie.
Je me souviens encore qu’à chaque attaque, nos mères nous couchaient par terre et se couchaient sur nous pour nous protéger.
Autre fait du hasard ou du destin, si nous n’étions pas partis la veille du débarquement, notre sort aurait été scellé. Nous ignorions en effet que le dernier train pour Istanbul était parti en mai 1944 de la gare de l’Est. Si nous étions partis le 4 juin au lieu du 5 juin de Pau, nous serions arrivés sans problème à Paris, mais c’est à Paris que les problèmes se seraient posés ; turcs ou pas turcs, nous aurions été raflés à Paris.
Dans le convoi n°77 du 31 juillet 1944 parti de Drancy 17 jours avant la libération du camp, 1.309 personnes ont été déportées, dont 324 enfants, dont 125 de moins de 10 ans, entassés dans des wagons à bestiaux. Parmi les déportés, il y avait des turcs. La sélection a été immédiatement pratiquée dès l’arrivée du train le 3 août 1944. Seuls 251 déportés ont survécu, mais 847 ont été exterminés dans les chambres à gaz dès leur arrivée.
Roger Farhi avait 10 ans, Henri 8 ans et moi 6 ans et demi. Si nous étions partis le 4 au lieu du 5 juin, veille du débarquement, notre sort aurait été scellé.
Notre train s’est arrêté définitivement à Blois et nous avons été recueillis au Château de Candé sur Beuvron qui était géré par des religieux qui l’ont fait au péril de leur vie ou au moins de leur liberté.
Nos mères leur ont remis nos cartes d’alimentation qu’ils se sont empressés de faire disparaitre car elles portaient le tampon JUIF. Cela ne les a pas empêchés de nous nourrir jusqu’au 26 aout 1944. Lendemain de la libération de Paris.
Arrivées à Candé nos mères ont écrit au Préfet du Loir et Cher pour lui indiquer qu’elles avaient l’intention d’aller à Paris pour y rejoindre un convoi organisé par le consul de Turquie le 10 juin, en accord avec les autorités allemandes, pour lequel elles étaient régulièrement inscrites avec leurs enfants.
Cette lettre a été transmise au Secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Directeur Général de la Police.
L’Administration semblait bien fonctionner car la lettre a été transmise au Chef du Gouvernement, Ministre Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères qui a lui-même interrogé l’Ambassade de Turquie, car les autorités françaises n’étaient pas averties de l’organisation d’un tel convoi.
Miraculeusement, une archiviste vient de découvrir cet échange de correspondance à la Bibliothèque Nationale.
Pendant notre séjour à Candé, il arrivait aux alliés de bombarder les environs de Candé. Pendant les alertes toutes les personnes valides se réfugiaient dans les sous-sols. Mais il y avait des blessés qui ne pouvaient pas bouger. Ma mère restait seule avec eux, dans les étages, pour les rassurer. On lui avait conseillé de se placer sous le chambranle d’une porte, par précaution, au cas où un mur se serait effondré.
Lorsque Paris a été libéré les religieux ont invité les réfugiés à rejoindre Paris. Nous nous sommes trouvés sur la route, sans aucun moyen de communication.
La nuit nous étions dans la rue, vers Orléans et des familles nous ont hébergés.
Le lendemain ma mère a su convaincre un chauffeur de camion de nous amener à Paris ; nous avons ainsi voyagé à l’arrière au milieu des pommes de terre ! trop heureux d’avoir trouvé ce moyen de transport.
A la fin du mois d’août 1944 nous sommes ainsi rentrés à Paris.
Gérard Algazi, avocat.