Discours prononcé par le Bâtonnier Henri Ader représentant Monsieur le Bâtonnier de l'Ordre des Avocats au Barreau de Paris Monsieur Jean René Farthouat, 20 septembre 1994.

18 rue Séguier, dans les locaux ayant abrité le cabinet de Georges PITARD, le mardi 20 septembre 1994 à 16H00.

Le Bâtonnier retenu par les obligations de sa charge m'a demandé de le représenter.

Il préside en ce moment le Conseil de !'Ordre.

Le représentant, je représente donc l'Ordre et les douze mille avocats inscrits à son tableau ou sur la liste de son stage.

En leur nom, j'apporte à nos confrères :

l'hommage de leurs confrères, leur reconnaissance,

leur admiration,

et avec leur compassion pour ces destins si tôt brisés l'assurance que leur souvenir est entretenu et vivant et que, comme on le chante dans la Marseillaise :

en entrant dans la carrière nous y avons trouvé leur souvenir et "la trace de leurs vertus".

Ecoutons tout d'abord et ensemble une voix d’outre tombe, celle de celui qui fut le Bâtonnier de notre Ordre de 1938 à 1946 (avec un long passage dans la clandestinité), le Bâtonnier Jacques CHARPENTIER.

Il écrit dans son livre "Au service de la Liberté" :

"Quatre de nos confrères, membres du parti communiste, furent pris comme otages et internés dans le camp de Compiègne. Trois d'entre eux, ainsi qu'on le verra, ne devaient en sortir que pour être conduits au Mont-Valérien. Un matin du mois de septembre 1941, j'allais prendre le métro, à la station Marbeuf, pour me rendre au Palais, comme tous les jours, lorsque mon attention fut attirée par une affiche jaune bordée de noir, placée au coin de la rue de Marignan. Le commandant du Gross-Paris annonçait que douze otages avaient été exécutés, pour punir un attentat commis sur la personne d'un officier "allemand. Trois de ces noms me frappèrent immédiatement : Pitard, Hajje, Rolnikas. Par une hypocrisie dont on ne voit pas bien la raison, l'affiche les qualifiait de "fonctionnaires". Mais la réunion de ces trois noms ne pouvait laisser aucune place au doute. C'étaient ceux de nos trois confrères qui avaient été internés quelques mois plus tôt, comme membres du parti communiste. On était venu les chercher dans la nuit au camp de Royallieu pour les conduire à la Santé. A une heure, un officier les avait prévenus qu'ils seraient fusillés le lendemain matin.

"L'un de leurs gardiens eut pitié d'eux, leur donna une feuille de papier, un crayon. Le lendemain je reçus d'Hajje l'admirable lettre que voici :

"Le 20 septembre 1941, lh. 30.

"Monsieur le Bâtonnier,

"Je viens d'arriver du camp de Royallieu, avec nos confrères PITARD et ROLNIKAS, au quartier allemand de la prison de la Santé.

"Un officier nous a notifié que par ordre de l'autorité supérieure nous serons fusillés ce matin comme otages.

"Nous avons protesté, mais vainement.

"Nous allons à la mort, satisfaits d'avoir en toutes circonstances, accompli notre devoir, tout notre devoir.

"Nous sommes frappés par la fatalité, et la fatalité est, hélas, injuste. Nous mourrons prématurément, mais c'est pour la France.

"Nous en sommes fiers.

"En vous adressant ce mot, je dis adieu à une profession que j'ai aimée ; j'aurai été, jusqu'à la fin, le défenseur de la dignité humaine et de la vérité.

"Je vous prie d'agréer, Monsieur le Bâtonnier, l'expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

Antoine HAJJE

 

"PITARD ne put écrire qu'à sa femme ; mais dans sa lettre un passage m'était destiné :

"Moi, je m'en vais, fier de mon passé, fier de ma vie. Je n'ai jamais fait que le bien, jamais pensé qu'à soulager la misère.

"Mais pour quelque temps encore, les éléments sont déchaînés et tout conspire contre les hommes comme moi.

"Vois le bâtonnier ; je n'ai pas la possibilité de lui écrire.

"Dis-lui que je crois avoir honoré l'Ordre des Avocats, c'est une carrière que j'ai servie avec foi, souvent avec passion, et c'est en somme pour cela, pour l'avoir exercée jusqu'au bout, sans défaillance, que s'entr'ouvrent devant moi en cette nuit tragique, les "espaces infinis".

"Depuis lors, j'ai relu bien souvient ces lettres de nos premiers fusillés. Je les connais presque par coeur. Dans la suite, j'en ai reçu d'autres. Exécutions et déportations répétées nous ont lassés et endurcis. Mais il me semble qu'à travers les années elles n'ont rien perdu de leur simplicité bouleversante, et je ne puis aujourd'hui encore en regarder l'humble papier quadrillé sans retrouver aussitôt l'image de mes camarades du Conseil, le mardi de septembre où je leur en donnais lecture, debout, les mains crispées sur le bord de la table et s'efforçant de dissimuler sous des traits impassibles leurs visages "décomposés."

J'ai retrouvé dans le dossier de Georges PITARD :

  • le souvenir d'Antoine BOITEL arrêté en même temps que PITARD, HAJJE et ROLNIKAS,
  • le récit de la cérémonie au cours de laquelle fut apposée cette plaque le 12 novembre 1944,
  • et une lettre, si simple, si émouvante de sa femme adressée au Bâtonnier le 19 décembre 1941 et rappelant la carrière de son mari.

ll plaida quatre fois en Cour d'Assises avec Vincent de MORO-GIAFFERI dans l'affaire de l'incendie du Reichstag et dans le procès Geilhmann.

Homme de grands combats, mais aussi des combats quotidiens, sa femme ajoute en effet dans cette lettre au papier jauni : "lois de quarante heures "Préavis "Prud'hommes..."

Combattant dans l'infanterie en 1916-1918 il est désigné pour l'école de Saint­ Maixent, et sous-lieutenant, il termine à partir de mai 1918, la guerre dans l'aviation. Etudiant ingénieur-chimiste avant la guerre, il travaille au retour du front et à partir de 1920 comme commis aux postes tout en faisant ses études de droit.

Licencié en droit en 1926, il s'inscrit au barreau et prête serment le 13 janvier 1927 à 29 ans.

Il installe son cabinet ici, 18 rue Séguier.

En 1939, la guerre reprend.

Il fait la campagne de 1940 comme lieutenant-aviateur. Et c'est l'occupation.

Il est arrêté le 25 juin 1941.

Le 10 juillet 1941, puis le 1er août, le Bâtonnier s'efforce d'obtenir la libération de nos quatre confrères. Le Bâtonnier recevra encore une carte de Georges PITARD le 28 août 1941, envoyée du camp de Compiègne.FrontStalag 122.

Il avait reçu auparavant une lettre envoyée et signée par nos quatre confrères, le 23 juillet 1941 de ce camp de Compiègne.

Ses efforts furent vains.

Et vous avez entendu à l'instant comment il apprit leur mort un matin de septembre.

Leurs trois noms sur l'affiche comme dans le journal figurent en tête de la liste des douze Français fusillés le 20 septembre 1941.

Conservons et honorons leur mémoire associée à jamais dans notre Palais à celle de tous ceux qui résistèrent à l'envahisseur et ne capitulèrent jamais.

 


 

 

Contribuer

Participer à la collecte