Emile Laffon est né le 20 juin 1907 à Carcassonne, d’une famille de notable. Son père Jules Joseph Paul (1871-1953) est juge au Tribunal de commerce de Nîmes, puis premier président de la Cour d'appel de Nîmes avant de devenir peu avant la 2e Guerre mondiale conseiller à la Cour de Cassation. Son grand père Osmin Hugues était banquier à Mazamet. Sa mère Yvonne Marie Etiennette Rose Garretta (1880-1975) est sans profession.
II est le 2e enfant de la famille, après une première fille Marcelle née en 1905 ; Marthe née en 1908 viendra compléter la famille.
Après des études secondaires au lycée de Béziers, il entre en classe préparatoire scientifique au lycée Louis le Grand à Paris. Il est admis à l'Ecole des Mines, dont il sort ingénieur en 1930. Il est également titulaire du brevet de préparation militaire supérieur. A ce titre, il est appelé pour son service militaire en octobre 1930 et sert au 33e R.A. à Nancy, comme sous-lieutenant de réserve, où il est breveté observateur en avion. Il étudie le droit et obtient sa licence en novembre 1931.
Il décide de s’inscrire au barreau de Nîmes et effectue son stage obligatoire de 3 ans dans ce barreau du 17 mai 1933 au 3 octobre 1935. Il écrit à ses parents le 12 août 1933 pour leur raconter sa première expérience au tribunal dont il est encore intimidé : il a plaidé deux affaires « enfantinement simples » deux jugements de divorce par défaut. Il s’est borné à lire « mes conclusions, à dire un mot et déposer mes dossiers ». Il découvre également le fonctionnement du barreau : en tant que stagiaires, et en période d’élection du conseil de l’Ordre, il est invité « avec tous les stagiaires pour absorber les petits gâteaux, j’ai débouché les bouteilles de champagne et me suis présenté à tous les jeunes ». Il ne s’épanouit cependant pas au barreau nîmois. En juillet 1935, il se rend compte qu’il devra être patient pour trouver sa clientèle et s’installer à son compte, et que s’il reste, il ne plaidera jamais en Cour d’assises. Il choisit de s’inscrire au barreau de Paris, rejoignant ainsi ses parents résidant dans la capitale, malgré quelques doutes qu’il exprime dans une lettre à son amie Isabelle : « Je quitte une situation sûre et je ne sais ce que je vais trouver. J’abandonne une existence calme où ne m’apparaissaient aucune difficulté et bien peu de luttes pour une vie agitée et dangereuse ».
Il se fait donc radier du barreau de Nîmes après une délibération du Conseil de l’Ordre de ce barreau, datée du 5 octobre 1935, à sa demande. Lors de sa démarche, il rappelle au bâtonnier l’entretien que ce dernier a eu avec son père Jules Laffon, conseiller à la Cour de Cassation. Le bâtonnier de Nîmes le recommande au barreau de Paris, précisant « que Me Laffon a rempli avec beaucoup de distinction et de conscience les obligations du stage ». Il est admis au stage parisien le 16 octobre 1935 et devient le collaborateur de Me Dumaret.
Emile n’est pas seul ; pour le rassurer, son ami et ancien patron, Jean Cade, lui écrit quelques conseils quant aux avocats parisiens :
« Le Parisien est tout en forme dans la plaidoirie, dans les rapports du palais, on n’y distille beaucoup de miel, mais on y parle mieux que chez nous, ce n’est pas douteux. Vous serez contraint en plaidant un procès de mon mitoyen de donner votre opinion sur le dernier rameau et ma dernière pièce sous peine d’être traité d’avocat du midi et se sentir l’ail. Soyez superficiel, flatteur au début, vous aurez plus tard le temps de leur montrer que vous avez du métier. Les pontifes ont un goût très prononcé pour l’encens et la pommade. Unissez-vous de ces articles qu’on n’achète guère chez nous ».
Certains y verront ici ce qu’ils ont eux-mêmes connus il y a encore quelques années…. Emile travaille, beaucoup, tout en ayant un sentiment d’ennui quant à sa vie parisienne. Le 24 novembre 1936, il écrit, comme l’exige la procédure, au bâtonnier pour demander le nom d’un confrère chargé de la mise en ordre des dossiers d’un confrère récemment décédé. La lettre a l’en-tête suivante :
« Emile Laffon / avocat à la Cour / 14 rue de liège (VIIIe) ». Le membre du Conseil de l’Ordre, délégué du bâtonnier, lui répond positivement tout en lui rappelant que « vous n’avez pas le droit au titre d’avocat à la cour et que vous devez rigoureusement vous intituler avocat stagiaire. Vous voudrez bien en conséquence abandonner jusqu’à votre inscription au tableau l’usage du papier à lettres sur lequel vous m’avez écrit ». Emile rectifiera par la suite les en-têtes de son papier à lettres.
En 1937, il prépare la conférence du stage, le célèbre concours d’avocats. « Comme il est presque impossible d’improviser, j’ai compris que le mieux était de rédiger et d’apprendre par cœur à l’avance de phrases types qui peuvent entrer dans la composition des 8 ou 10 discours d’un genre différent, mais qui reviennent toujours sous des formes plus ou moins identiques à la Conférence. C’est idiot, mais indispensable » écrit-il à son père le 9 avril 1937. Il est élu premier secrétaire pour l’année 1938-1939, ce dont il est fier. Ainsi explique-t-il à son amie Isabelle le 8 juillet 1938 :
« Ma chère Isabelle, Me voilà premier secrétaire. […] magnifique publicité au Palais. Avenir plus riant. Mes parents pensent que le départ pour Paris n’a pas été pris en vain. Beaucoup de bruit, d’animation en ce moment. Diners et sorties, peu de sommeil. Des flatteries ». Son père lui dira : « Mon fils, la Conférence du Stage a un prestige qui dépasse très largement les marches du Palais. Tu es élu Premier secrétaire, ta carrière est faite. Les clients vont accourir ». Il recevra d’ailleurs les prix Albert Laval et Lachaud en juillet 1939.
En 1939, Emile voit les clients accourir ; il plaide de nombreuses affaires, notamment en Cour d’assises. Ainsi en janvier 1939, il est commis par le bâtonnier pour défendre les intérêts de Mme Plisson, battue par M. Lambrechts pour une querelle de voisinage. Après une plaidoirie remarquable, selon Géo London dans le Journal, M. Lambrechts est condamné à trois mois de prison avec sursis et à indemniser la victime à dix mille francs de dommages-intérêts. Peu avant la déclaration de guerre, Emile plaide au tribunal militaire de Paris pour un soldat accusé d’espionnage. Ce dernier obtiendra les circonstances atténuantes et une condamnation à 20 ans de travaux forcés.
Le 26 août, Emile est avisé par son ami et confrère Guillaume Hanoteaux par téléphone, à 5h de l’après-midi que le n°5 (son affectation) était rappelé. Il quitte paris à 21h et arrive à son camp de rattachement « au petit jour » avec deux camarades. Lieutenant de réserve, il est affecté à la 38e Escadre de bombardement de nuit. Dans la précipitation, il avait informé l’Ordre qu’il confiait son cabinet à deux de ses confrères : Anne-Marie Cristini, et Jean Chamant, ses deux camarades de la Conférence. Ce n’est que le 6 octobre que Me Cristini récupère les clés de l’appartement d’Emile : elle s’occupe de faire déménager les dossiers et de les gérer. Emile avait plusieurs affaires d’assises en cours qu’elle devait restituer au bâtonnier, comme l’exigeait la procédure, mais elle a charmé le jeune homme qui s’en occupait et qui a mis son nom à la place de celui d’Emile ! Son confère Jean Chamant n’étant pas disponible pour l’aider, elle demande à un autre confrère, Me Rein, de collaborer. Malgré la gestion des dossiers, elle met un point d’honneur à écrire de longues lettres à ses amis mobilisés. Elle profite de sa lettre à Emile pour lui suggérer de donner de ses nouvelles au bâtonnier : « Vous devriez essayer d’être moins paresseux car monsieur le Bâtonnier est très heureux lorsqu’on lui donne des nouvelles des amis mobilisés ». Cette demande est appuyée par le père d’Emile le 12 octobre 1939 ; celui-ci a reçu une lettre d’un ami :
« Ayant une conversation au sujet des avocats mobilisés avec le bâtonnier, je n’ai pas vu le nom de votre fils sur la liste et lui ai demandé de ses nouvelles et le bâtonnier a manifesté son étonnement de n’avoir rien reçu de lui ». Son père le somme donc : « Excuse toi donc gentiment, en écrivant au bâtonnier (ou lettre perdue au confrère qui a omis de le prévenir) ». Le 30 octobre 1939, c’est le bibliothécaire de l’Ordre, ami d’Emile, qui dans une lettre, lui explique qu’il a parlé de lui avec le bâtonnier : il « vous aime beaucoup et voudrait ne pas vous savoir trop imprudent ».
Emile pensait en octobre 1939, rester à Marignane longtemps mais il reçoit un ordre de départ « ou plutôt un ordre d’avoir à préparer et à diriger dans les 48h l’échelon roulant d’une escadre. Dans la hâte, et presque dans l’affolement j’ai mis sur pied 30 camions réquisitionnés qui se trouvaient épars dans un champ, près du terrain, depuis la mobilisation. Rien ne marchait ; la pluie, l’immobilité rendait ce matériel indisponible ». Il repart le jeudi pour la gare de Rognac, et arrive à Troyes deux jours plus tard.
Il loge alors dans un château où il fait très froid. Il effectue les liaisons avec les PC voisins. « des renseignements obtenus et qui sont évidemment de bonne source, il apparaît qu’il n’y a pas encore eu de guerre ; on attend, parfois un peu nerveusement, dans un esprit défensif un peu trop poussé » écrit-il à ses parents le 27 octobre.
Le temps passe. Emile est toujours dans la région de Troyes. Il est affecté en avril 1940 au Groupe de bombardement n°10 ; il sera stationné à La Ferté Gauche, à une heure de Paris, dans un petit hôtel, avant de repartir dans le secteur d’Arles. Observateur en avion, il participe à la campagne de France et obtient une citation et la croix de guerre avant sa démobilisation en juillet 1940. Il demeure en zone libre.
Son père resté à Paris, répond au questionnaire de la loi du 11 septembre 1940, sur un papier à l’en-tête de la Cour de Cassation. Il a lu dans la presse cette obligation de faire preuve de sa nationalité française, « sous peine de radiation ». Après s’être renseigné à l’Ordre, il écrit au membre du Conseil chargé de l’examen des dossiers commençant par la lettre L, Me Ragon. Il ignore les projets de son fils, mais envoie un extrait de naissance, « pas très récent » s’excusant ce fait, « le département de l’Aube étant situé en zone libre ». Emile est maintenu au barreau. En réalité, Emile refuse d'exercer dans la capitale occupée, il décide de quitter le Barreau et de s'installer en zone sud, à Nice.
Le 30 décembre, il demande sa mise en congés provisoire. Il est chargé de la direction du contentieux d’une affaire industrielle de Saint Etienne la S.C.J.E.M., entreprise de fabrication de moteurs d’avion. Il n’aura aucune activité commerciale, son rôle sera purement juridique. Cette activité étant compatible avec son activité d’avocat, sa mise en congé lui est accordée. Il en deviendra le secrétaire général en janvier 1941, grâce à son amitié avec Pierre Louis Dreyfus, dont la société finance la S.C.E.M.M. Il se rapproche également des mouvements de résistance, entre en contact avec Jean Nocher, du mouvement "Franc-Tireur" et participe avec lui à la rédaction de tracts clandestins.
Il effectue plusieurs voyages à Paris en 1941. En novembre, il rencontre et dîne avec le bâtonnier et plusieurs de ses camarades du stage, dont certains viennent d’être libérés des camps de prisonniers. Ils évoquent la vie vécue dans les camps, ainsi que la situation politique. Il écrit dans son journal que l’opinion est assez répandue à Paris qu’une paix de compromis peut arrêter le conflit en 1942. Il n’y croit pas et le dit. Emile est déjà en résistance. Fin 1941, il reçoit une lettre de son confrère Gilbert Maroger, qui l’avait d’ailleurs nommé premier secrétaire de la Conférence, et qui est chef de cabinet de Weygand : « Pourriez-vous envisager venir Alger pour Direction Service presse gouvernement général. Lettre avion suit. Amitiés. Maroger ». Gilbert Maroger était alors directeur du cabinet du gouverneur Chatel (second du général Weygand à la Délégation générale du Gouvernement en Afrique du Nord française). Emile ne donnera pas suite mais son engagement dans la Résistance se renforce. Il rejoint les F.F.I. en novembre 1942 à Saint-Etienne. Sous le pseudonyme de Guizot, il poursuit la rédaction des tracts clandestins et parcourt le pays au service de la France libre.
A partir d’octobre 1942, il collabore avec Pierre Julitte, officier du Bureau central de renseignements et d'action (BCRA) en mission en France, à qui il communique des renseignements sur la production aéronautique allemande. Son engagement et ses compétences lui valent d’être appelé à Londres à la fin de cette année.
Il prend donc la route avec deux camarades, Jacques Maillet et Roland Pré. Emile avait connu Jacques Maillet, ingénieur en chef de l’aéronautique, lorsqu’il travaillait à la S.C.E.M.M. à Vichy. Celui-ci exerçait alors comme chef de service au Secrétariat d’Etat à l’aviation.
Roland Pré (1907-1980), ingénieur civil des Mines, était aussi docteur en droit et directeur de la Fédération nationale des travaux publics. Ils prennent contact avec un nommé Comte, factotum dans une menuiserie de Tarascon, et contrebandier par occasion, pour organiser leur passage en Espagne. M. Comte « ne nous a pas demandé argent mais il s’est entendu avec les guides pour les prix » témoignera Jacques Maillet. Il leur conseille également d’acheter des faux-papiers pour ce voyage, ce qu’ils font pour 15000 francs chacun ; les papiers, fabriqués par des anarchistes espagnols à Toulouse, indiquent qu’ils sont des réfugiés politiques en Espagne, c’est-à-dire d’anciens déserteurs de l’armée française arrivés en Espagne en 1941. Deux autres camarades, qui n’avaient pas les moyens de se payer les faux-papiers, et que Jacques, Roland et Emile aident, rejoignent le groupe : Louis Rollin, dit Lorrain, capitaine de l’armée française, condamné à mort par les Allemands et Casati, italien antifasciste en instance de naturalisation. Ces deux derniers voulaient se rendre en Afrique du Nord.
Première étape : la frontière espagnole par les Pyrénées. Le 19 janvier 1943, ils partent de Tarascon sur Ariège en direction de Fort du Siguer, à la frontière franco-andorrane. Abandonnés par les guides, ils marchent ensuite de 10 heures du soir à 11 heures du matin pour arriver vers 17h à Les Serrat, petit village abandonné. Ils arrivent le lendemain à Andorre ; Comte leur avait fourni une lettre d’introduction pour la pension Perez, où ils passent la nuit.
Ils gagnent Barcelone deux jours plus tard, sans un sou en poche. Leurs journées étaient dures et épuisantes : des étapes de 25h, courses rapides, dans les montagnes, la neige, le verglas, les rochers, éboulis, torrents… Ils ont suivi des guides, des contrebandiers, de fermes en fermes, se cachant, dormant dehors ou dans la paille de granges abandonnées. En Catalogne, ils ont voyagé après avoir corrompu le mécanicien sur la locomotive d’un train de marchandises. « Le miracle a voulu que nous ne soyons pas pris » écrira-t-il à ses parents en 1944.
A Barcelone, ils sont recueillis par la famille Birckigt, directeur général d’Hispano Suiza, qui les loge et les nourrit. Ils sont ensuite pris en charge par le consulat de Grande Bretagne. Ils passent 8 jours à Barcelone, clandestins, sans papiers, se promenant et se gavant de chocolat et de gâteaux. Ils rejoignent Madrid en auto, conduits par le Vice-Consul d’Angleterre et restent une semaine, cachés à l’ambassade. Ils atteignent enfin Gibraltar, en train, munis de faux-papiers. Ils arrivent le lendemain l’Angleterre dans un grand convoi escorté de torpilleurs qui contourne l’Irlande par l’Ouest. Le 15 mars, ils sont logés à Londres.
Roland tombe alors gravement malade. Maillet et Emile sont affectés à l’Intérieur auprès d’André Philip, alors commissaire national à l’Intérieur au Comité de Libération nationale. Ils décident de revenir en France comme agents en mission pour s’occuper au nom du comité d’Alger, d’affaires civiles et politiques.
Au printemps de 1943, sur les ondes de la BBC, Emile s’adresse aux avocats et prononce son appel du 18 juin, celui des avocats du Barreau de Paris, puis repart en France. Il arrive à Paris et se présente à son bâtonnier, Jacques Charpentier qui lui indique aussitôt qu’il cherche,depuis longtemps, à rentrer en contact avec un représentant de la France Libre. « Mais, me dit-il, les représentants du Général de Gaulle ne sont connus que des initiés et sa situation de bâtonnier l’oblige à une extrême réserve ». Emile est ravi, il établit le contact et le bâtonnier le rejoint au comité général d’études (C.G.E). L’objectif est de préparer les mesures à prendre pour restaurer l’Etat républicain. Sont présents Michel Debré, Robert Lacoste, Alexandre Parodi, Pierre Henri Teitgen, Jacques Charpentier et Emile Laffon.
Emile, promu capitaine en juin, engagé dans les Forces aériennes françaises libres, est ensuite affecté au Commissariat à l'Intérieur, à Alger. Après l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin, il est envoyé en mission pour aider à la remise en place des organismes de la résistance. Sous le pseudonyme de Lachaud (en référence au prix Charles Lachaud qu’il a eu en 1939), il est déposé en France le 16 juillet. Il remplit une première mission au cours de laquelle il envisage la création des Comités Départementaux de Libération et la nomination de Commissaires de la République chargés de faire maintenir la loi et l'ordre républicains à la Libération. Il s’occupe particulièrement de la recherche des personnalités pouvant être appelées à remplacer les préfets régionaux de Vichy. Michel Debré se voit confier la tâche de réunir les noms des préfets de la Libération.
Parallèlement à cette mission, il lui est demandé d’entrer en contact avec les différents partis et mouvements de résistance pour connaître leur avis sur un projet de charte de la résistance, qu’il avait préparé, avec Jacques Maillet, à Londres au Commissariat de l’Intérieur. Ce projet de 3-4 pages prévoyait des pouvoirs importants de la Direction de la coordination de l’Etat en matière économique et une division de la production industrielle en 3 secteurs (nationalisations, direction effective de l’Etat et libre). Le projet était peu différent de la charte qui deviendra officielle.
Il repart le 11 septembre pour Londres, puis Alger en passant par Glasgow, Marrakech, Oran, avec une liste de commissaires régionaux de la République proposés par les organismes clandestins français, qu’il fait entériner à Alger par le Comité Français de la Libération Nationale. Et il revient à Londres par la même voie, le 13 septembre : il rapporte les premières propositions de nomination de commissaires de la République et de préfets.
Le 15 septembre, il part de nouveau pour une seconde mission clandestine en France visant à mettre en place les propositions qu'il a faites et qui ont été retenues, à savoir la mise en place de la nouvelle administration française de la libération, en étroite liaison avec le Conseil national de la Résistance (CNR) et les responsables de la Délégation générale en France. Il créera des commissariats régionaux : « j’ai eu l’initiative de la construction des premiers comités départementaux, j’ai choisi les hommes, ils ont reçu de moi des instructions » précisera-t-il en 1944 au ministre de l’Intérieur. En effet, avec Michel Debré et Alexandre Parodi, ils étaient chargés de désigner les commissaires de la République. La liste dressée par Michel Debré fut soumise en code par Emile Laffon à la signature du Général de Gaulle à Londres.
Ses parents ne sont pas informés de ses activités de résistance. Seuls son frère et sa sœur étaient dans la confidence. Il leur écrit le 7 novembre qu’il a une grande activité, qu’il voyage depuis 10 mois, dans le sud, dans le nord : « Pour la première fois de ma vie, mon travail me plaît vraiment, profondément et correspond à mes aspirations ». Il a toutefois le mal du pays. « Nous sommes exilés » écrit-il. Emile est en France. Il tente à plusieurs reprises de regagner Londres, sans succès. Toutes les tentatives dans les airs sont empêchées : le brouillard, la pluie, les accidents aériens….
Le 2 février 1944, sa tentative de retour par voie maritime s’avère une aventure qui mérite d’être racontée. Avec Jacques Maillet, Emile Bollaert (ancien préfet du Rhône), délégué général du C.F.L.N., et Pierre Brossolette, il embarque, la nuit tombée sur le bateau « Le jouet des flots ». Ce « détestable bateau de pêche » comme il le surnomme dans une lettre à ses parents, est vieux et fait naufrage dans la nuit du 2 au 3 février en face de la baie des Trépassés sur les rochers de l’Ile de Sein. Emile et ses camarades ramènent l’épave à terre tant bien que mal et débarquent en plein jour à la Pointe du Rez. Ils sont surpris, il n’y a pas d’allemands. Mais Emile perd les nominations des commissaires de la République qu’il avait enfermées par ses soins dans un sachet imperméable. Jacques Maillet identifie Plogoff sur sa carte Michelin et cherche à persuader Pierre Brossolette de l’accompagner avec Emile. Mais un autre rescapé, Le Hénaff, étant de la région, lui explique « qu’il pourra rapidement faire venir une voiture qui emmènera Bollaert [qui était mal en point] et Brossolette » (témoignage de Jacques Maillet). Quelques heures plus tard, alors qu’ils sont en voiture, ils sont arrêtés par la Gestapo. Bollaert sera déporté, Pierre Brossolette ne parlera pas et se suicidera en prison un mois plus tard.
Jacques et Emile sont de leur côté partis à pied et réussissent à rallier Paris en passant par les Landes bretonnes, Emile en pantoufles, pas rasé, blafard, trempé et sans papiers. Jacques Maillet expliquera bien après qu’ils ont fait confiance au patriotisme et à l’esprit de résistance de Bretons choisis au hasard, « ce qui était, à l’époque, statistiquement une bonne décision ».
Rentré à Paris, il change d'identité, devient Martet et reste finalement en France jusqu'à la Libération. Il se laisse pousser la barbe. En février-mars, Alexandre Parodi et lui désignent plusieurs commissaires. En effet, fin 1943 de nombreuses objections avaient été émises par les mouvements de résistance, les organisations politiques et les syndicats quant aux nominations faites. Ils désignent notamment M. Pène, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées pour la région de Laon/Saint Quentin, son confrère parisien Schuller pour la région de Poitiers, et André Mars pour la région d‘Orléans.
Il devient en avril 1944 adjoint immédiat pour les affaires civiles d’Alexandre Parodi, alors délégué général en France du gouvernement : « J’étais en fait le Ministre de l’Intérieur de la clandestinité » expliquera-t-il a ses parents. Sa mission était de prendre possession de l’appareil d’état.
Il retrouve sa bien-aimée, Jacqueline. Il la connaît depuis 8 ans. Dans un café enfumé et mal éclairé, il lui raconte ses péripéties. Elle écoute, le soutient, elle aussi est résistante.
En juin 1944, la liste mise en place par Michel Debré pour désigner les commissaires de la République est validée par De Gaulle. Michel Debré, Emile Laffon et Alexandre Parodi, contactent alors discrètement les nominés et leur demandent leur accord. Ainsi, Emile se rend chez Roger Léonard, alors commissaire du gouvernement à la section du contentieux, pour lui remettre le texte de sa nomination signée « par Debré sous un nom de fantaisie ». Roger Léonard était un véritable soutien de la résistance, éloigné et hostile au gouvernement de Vichy. Lors de son poste de commissaire du gouvernement, il s’employait avec ses collègues à entraver l’application des textes d’exception du gouvernement de Vichy, particulièrement à l’encontre des juifs. Dans le même temps, il fait savoir à son confrère parisien, Jean Schuhler, résistant, le 5 juin sa nomination comme préfet de la Vienne, puis comme commissaire de la République pour le Poitou Charente et la Vendée. Emile poursuit donc sa mission clandestine dans toute la métropole.
Puis c’est l’insurrection de Paris « qui fut la plus belle aventure de ma vie » écrira-t-il. Le 19 août deux mille policiers résistants s’emparent de la Préfecture de Paris et engagent le combat avec les Allemands. Le drapeau tricolore flotte sur les toits et sur Notre-Dame. Une trêve est toutefois conclue dès le 19 au soir, permettant aux allemands d’évacuer la capitale, aux résistants de conforter leurs positions. Le 20 août, Alexandre Parodi, Pré et Emile Laffon se rendent à une réunion du C.N.R., rue du Moulin vert, en voiture. Ils sont arrêtés par les Allemands lors d’un barrage sur le boulevard St Germain : le véhicule est fouillé, des tracts appelant les Parisiens à l’insurrection sont découverts. Ils sont arrêtés et conduits au siège de la Gestapo. Les voitures passent par la place de la Concorde au même moment que Jacqueline, à bicyclette, qui croise le regard d’Emile. Elle alerte aussitôt le consul général de Suède, Raoul Nordling, qui informe le nouveau Gouverneur Von Choltiz. Les 3 prisonniers sont sur le point d’être fusillés. Von Choltitz exige qu’ils lui soient présentés dans l’heure, et malgré leur arrogance, ils ressortent libres : « J’ai manqué avec lui d’être fusillé le 20 août ; arrêtés par des patrouilles allemandes, conduits, sur l’heure, devant le tribunal militaire de Saint-Cloud, nous n’avons pas été passés par les armes, sur intervention du Consul général de Suède et parce qu’une trêve momentanée avait été décidée sur Paris » résumera-t-il à ses parents.
Le 25 août 1944, jour de la libération de Paris, Emile est nommé Secrétaire général du ministère de l’Intérieur et prend immédiatement ses fonctions. « J’ai un travail fou » explique-t-il à ses parents. Emile est heureux. Son bonheur se parfait le 17 novembre 1944 en épousant Jacqueline Guimier, sa Jacqueline, à la mairie du 16e arrondissement. Deux enfants, Juliette et Olivier naîtront de cette union.
Devenu directeur des affaires départementales au ministère de l’Intérieur, Emile est consciencieux dans son travail. Le 21 décembre 1944, il écrit au bâtonnier pour dénoncer l’attitude collaborationniste d’un confrère Jacques Reynald qui, au début de 1944, aurait fait à Reims une ou plusieurs conférences pour favoriser le recrutement de la Milice. Il en cherche la preuve. Il demande au bâtonnier de prier le sous-préfet de Reims d‘ouvrir une enquête. Il travaille beaucoup, dans des conditions parfois difficiles : il écrit en effet à ses parents qu’en ce début d’année 1945, dans son bureau « il n’y a ni courant, ni chauffage central, un peu de bois seulement ; […] le froid est supportable » ; mais il s’estime mieux loti que certains autres services qui travaillent avec des températures de 0 à -2e C... Il est sollicité pour revenir dans ses anciennes fonctions, notamment à la SCEMM qui se développe ; il refuse et s’interroge sur son avenir : l’industrie, une carrière de haut fonctionnaire, la politique tout court, « mais cela suppose un changement total de ma vie, l’abandon de mon poste, l’aléa des élections, etc. mais il est vrai que c’est cela qui m’attire le plus, car c’est dans ce domaine que je pourrais éventuellement exercer les plus lourdes activités, des postes à l’étranger, économiques, commerciaux, que sais-je encore, et… enfin le retour au barreau, mais cela me fait horreur, si ce n’est comme appoint à une carrière purement politique ». Au début de l’été, sa réflexion se poursuit, et certains ont suggéré son nom au poste de « Général » administrateur de la zone française en Allemagne, sous les ordres directs du général Commandant en chef. « Cependant je me demande si le moment n’est pas venu de me lancer dans la bagarre politique ». Il accepte cette proposition le 7 juillet, et prépare son départ.
Le commandement en chef français en Allemagne, sous l’autorité du général Koenig a été créé en juin. Les troupes d’occupation, le groupe français du Conseil interallié de Berlin et l’administration civile – appelé aussi Gouvernement militaire- sont placés sous cette autorité. Cette dernière était dirigée par Emile, secrétaire général du ministère de l’Intérieur depuis la Libération, qui prend le titre d’administrateur général. Il part pour Baden Baden, siège de l’administration centrale de la zone française d’occupation, fin juillet, par la route, avec André Fontaine. Ils sont installés à la villa impériale, dans de confortables appartements avec salle de bain et terrasse. Les bureaux sont juste en face, à l’hôtel Steffanie. Mais ils n’ont aucun moyen pour travailler : pas d’auto, à peine quelques plantons, pas de machines à écrire, pas de garde convenable.
Il y accueillera le Général de Gaulle terminant son voyage en Allemagne, en octobre, où ce dernier prononcera un important discours s’adressant non plus aux allemands mais aux Autorités françaises, dans lequel il défendra la politique qui doit désormais être celle de la France à l’égard de l’Allemagne. Peu avant, Emile reçoit la croix de la Libération et le Général de Gaulle l’en décore à la fin de son voyage :
« J’ai en effet été décoré très affectueusement par le Général de Gaulle à la fin de son voyage en Allemagne. Je savais que l’Officiel m’avait fait compagnon de la Libération ; mais j’ignorais absolument quand je pénétrai dans l’immense casino de Baden Baden, à la suite du Général, qu’il allait, par surprise, me décorer devant les officiers de mon Gouvernement militaire et les Officiers de l’Armée d’occupation ; il m’a dit à voix basse, en me donnant la traditionnelle accolade, « çà me fait plaisir », écrit-il à ses parents le 25 octobre 1945.
Il sera par la suite décoré de la Croix de la Légion d’honneur, ce qui ne lui procurera pas de véritable émotion, ni de fierté particulière : « nomination à laquelle je n’ai attaché vraiment, vous devez le comprendre, aucune importance, et qui, étant donné les distributions faites au hasard, n’apporte aucune consécration sérieuse de quoi que ce soit ».
Il s’installe donc à Baden Baden durant deux ans, avec sa femme et sa fille née le 7 août 1945, dans une grande villa moderne, avec tout le confort ; son fils Olivier complètera la famille le 11 septembre 1946.
L’Ordre lui demande alors par écrit de clarifier sa situation : Emile n’a toujours pas demandé son inscription au tableau. Il a été mis en congé le 30 décembre 1940 et celui-ci expire le 1er décembre 1946. Emile répond le 23 mai 1947 : il renonce à l’exercice de sa profession d’avocat. Le bibliothécaire de l’Ordre lui écrit alors pour réclamer des ouvrages qu’il avait empruntés. Il doit restituer les ouvrages pour permettre au Conseil de statuer sur sa démission. Il ne les trouve pas : « je souhaite vivement qu’une décision sur ma demande de démission intervienne avant que les livres que vous me réclamez-vous soient retournés. La guerre, l’occupation, la clandestinité, etc… bref, toutes sortes de circonstances m’ont dépouillé de bien des choses et je crains que l’emprunt fait en juillet 1939 à la bibliothèque des Avocats n’ait été perdu. J’entreprends cependant les recherches nécessaires et je ne manquerai pas de vous en faire connaître les résultats ».
La démission du barreau est acceptée. Emile aura effectué son stage, sans jamais s’inscrire définitivement au tableau.
Après deux ans dans ce poste, Emile se lasse ; il est déçu par la politique mise en place au niveau international. Il multiplie les allers-retours à Paris, plusieurs postes lui sont proposés comme celui de gouverneur général de Madagascar ou un poste à Alger. En août, son dernier voyage à Paris a un goût amer. Emile veut quitter son poste. Georges Bidault lui demande d e rester au moins jusqu’à la conférence de Londres. Mais il se rend bien compte « qu’on ne veut plus de lui en Allemagne, d’autant plus que l’on sait que c’est une réussite » confiera Jacqueline à la mère d’Emile, Yvonne, le 5 juillet 1947. Un différend avec le général Koenig le fera démissionner brutalement à la mi-novembre. Emile et Jacqueline reviennent en France fin décembre, après une cérémonie improvisée de 200 personnes, venues exprimer leur respect et leurs gratitudes, malgré la volonté d’Emile de partir dans l’ombre et le silence : « Je suis parti avec l’entière sympathie des petits, des humbles qui me furent reconnaissants de m’être conduit pendant plus de deux ans avec simplicité d’avoir lutté contre l’injustice, le sectarisme et la satrapie ; avec la sympathie également de ceux qui, loin ou près de moi, s’attachèrent à leur grande tâche avec la seule idée de réussir ».
Début 1948, Emile devient le premier président des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, tout en visant les Charbonnages de France. Il passera son temps entre Paris et Douai, fera face aux nombreuses grèves du secteur, redressera les industries minières du Nord de la France. En 1952, il se consacre entièrement à l’industrie privée dans laquelle il continue à défendre la position internationale de la France et son essor économique : il devient PDG de la Société Le Nickel, administrateur de plusieurs sociétés, participe à la création de la Compagnie française des Minerais d'Uranium en 1955, et président de la Société des Mines de Fer de Mauritanie en mai 1957.
Il sera décoré en 1953 par les services britanniques en reconnaissance des services de guerre et recevra la King's Medal for Courage.
Il décède subitement le 20 août 1957 à son domicile à Paris. Il est inhumé à Cuxac Cabardes dans l'Aude.
« Dans notre combat, Emile Laffon était ce qu’il fut toujours : un esprit éminent, un cœur vaillant, une âme noble et résolue. » Général de Gaulle.
« [ses] qualités de cœur, la charmante ironie, l’élégance moral de cet homme extraordinaire qui, quelques grands que fussent les événements auxquels il participa, les domina toujours de son intelligence et de son courage ». Jacques Maillet.
Légion d'Honneur :
- Chevalier le 18 janvier 1946
- Officier le 5 février 1948 (il est alors Administrateur adjoint au Général commandant en Chef français en Allemagne pour le Gouvernement militaire de la zone française d'occupation)
Croix de guerre.
Croix de la Libération. Décret du 26 septembre 1945.
King's Medal for Courage (GB) ; 1953.
Dossier administratif de Emile Laffon
Raphaël Gauvain, Eloge d’Emile Laffon, rentrée solennelle du barreau de Paris, 18 novembre 2005.
Albert Brunois, notice sur Emile Laffon, 22 mai 1963
Emile Laffon, Ecrits de guerre, 1940-1943, Glyphe, 2008.
Emile Laffon, Mes chers parents, correspondance d’Emile Laffon, 1917-1957, 3 tomes, Glyphe, 2008.
Jacques Charpentier, Au service de la Liberté.
Archives historiques de la Défense
SHD Vincennes :
- 16P328996
- 28P2336 : Témoignage de Jacques Maillet.
- 28P1156 : Emile Laffon.
- 28P1168 : Jacques Maillet.
Base Léonore
Laffon Emile : 19800035/173/22332
Ordre de la Libération
Illustrations : Carte d'identité de clandestinité et porrtait en officier.
Témoignages
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 104, janvier 1958, témoignage de Jacques Maillet.
Roger Léonard, La Libération de Versailles et ma prise de fonction, La Revue administrative, n°138, novembre décembre 1970.
Article de Charles Louis Foulon, Revue d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale et des conflits contemporains, 33e Année, No. 129 (JANVIER 1983), pp. 120-122 (3 pages)
Jean Schuhler, VRID mémorial.
Bibliographie
Emile Laffon (1907-1957), unique "Compagnon de la Libération" Carcassonnais.
Histoire de la Résistance, Henri Noguères, 1981.
Podcast France Inter. Paris 1944, la fleur et le sang. Stéphanie Duncan. 2004.