Léon Théodore est né en 1853. Il est admis au stage le 15 novembre 1876 et obtient son doctorat de droit à l’université de Gand en Belgique. Il s’inscrit au barreau de Bruxelles, dont il deviendra membre du Conseil de l’Ordre de 1889 à 1902 puis Bâtonnier en 1913.
Les allemands envahissent la Belgique le 4 août 1914 et arrivent à Bruxelles le 20 août. Au début du conflit, le bâtonnier Théodore reste au palais, avec son conseil de discipline ; tous les barreaux de Belgique protestent et se solidarisent : Liège, Gand, Anvers, Mons, Charleroi, Louvain, Bruges, Verviers, Hasselt, Arlon, Termonde. Des plaidoiries et des lettres aux gouverneurs sont imprimées clandestinement à des milliers d’exemplaires et distribuées à l’intérieur du Palais.
Le bâtonnier Théodore s'oppose au gouvernement allemand dès leur entrée à Bruxelles.
Il écrit 5 lettres aux autorités allemandes :
- La première du 4 décembre 1914 conteste notamment les dires des allemands sur la répugnance des avocats de Bruxelles à les représenter devant les tribunaux.
- La deuxième du 24 décembre 1914 rappelle aux autorités allemandes de l’honneur et de la délicatesse du Barreau, que le Gouverneur civil Von Sandt semble ignorer.
- La troisième du 17 février 1915 contient une protestation contre de graves abus en matière de répression.
- La quatrième du 22 février 1915 s’élève contre l’établissement de tribunaux d’exception.
- La cinquième écrite le 28 août 1915 à Von Bissing (gouverneur du 24 novembre 1914 jusqu'à sa mort le 18 avril 1917), déclenche son arrestation, les autorités allemandes ayant saisi chez deux avocats belges des dossiers relatifs à la succession du roi Léopold. Le bâtonnier Théodor proteste contre cette saisie pour laquelle il est de règle que le juge d’instruction lui-même lorsqu’il perquisitionne dans un cabinet d’avocat, se fasse accompagner du Bâtonnier afin que soient garantis les droits de la défense. Cette protestation rend Von Bissing furieux et aboutit à son arrestation. Le bâtonnier Théodor refuse de se défendre au motif de l’indépendance de ses fonctions.
Il est arrêté par les allemands à Bruxelles le 1er septembre 1915. Il est d’abord consigné trois jours à la Kommandantur avant d’être emmené en Allemagne. Malgré le respect de l’officier qui le conduisait, le trajet jusque Gutersloh (camp de 200 prisonniers) fut « douloureux » avec des gares désertes et des paysages couverts de croix surmontées de képis.
Cette situation indigne les barreaux belge, italien et français. Le 26 octobre 1915, le conseil de l’Ordre du barreau de Paris exprime à Monsieur Léon Théodore, bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Bruxelles, « son admiration pour sa noble et courageuse attitude », et se charge de le faire libérer. Le 11 décembre 1915, le barreau de Rome, ainsi que ceux de Bologne, Gênes, Milan, Palerme et Naples proteste collectivement contre cette arrestation relate le quotidien Le Gaulois en citant ses confrères de l’Italie, journal de Rome.
Le 4 janvier 1916, le Conseil de l’Ordre parisien « a l’honneur de s’adresser à la haute bienveillance de S.M. le Roi d’Espagne pour obtenir la mise en liberté d’un confrère digne de toutes les sympathies ». Le bâtonnier Henri Robert ne manquera pas de rencontrer le roi Alphonse XIII, lors de son séjour parisien en octobre 1919, pour le remercier de son action en faveur de la libération du bâtonnier de Bruxelles.
L’Espagne, minée par une grave crise économique et de nombreux problèmes sociaux, décide dès le 7 août 1914 de sa neutralité, qui durera durant tout le conflit. Dès le début de la guerre, Alphonse XIII crée, à ses frais, le bureau des prisonniers de guerre, qui entendait fournir des réponses aux familles ignorant le sort de militaires ou de civils se trouvant dans les zones de combat. Lorsque les citoyens d’Europe et des États-Unis d’Amérique prennent connaissance de ce bureau, de très nombreuses lettres affluent du monde entier vers Madrid pour demander aux services diplomatiques espagnols de sauver ou de retrouver un fils, un mari, un frère, un cousin… . Entretenant de bonnes relations avec les pays belligérants, dont l’Allemagne, Alphonse XIII œuvre à la libération du bâtonnier Théodore : ce dernier est remis en liberté le 27 janvier 1916 à la condition qu’il ne retourne pas à Bruxelles. Il se rendra donc en Suisse à Bâle.
Le bâtonnier Henri Robert fait connaître, en mars 1916, au conseil la libération de M. le bâtonnier Théodore. Le Conseil de l’Ordre adresse alors au Roi d’Espagne une délibération : « le Conseil de l’Ordre des Avocats à la Cour d’Appel de Paris, apprenant la libération de M. Léon Théodore, bâtonnier du Barreau de Bruxelles a l’honneur d’exprimer à Sa Majesté le roi d’Espagne sa très vive et respectueuse reconnaissance ». En décembre 1916, plusieurs confrères du barreau parisien, ainsi qu’un certain nombre de membres du Parlement, décident alors d’ouvrir parmi leurs collègues une souscription en témoignage de leur sympathie à l’égard de cet ancien prisonnier.
Dans un premier temps, le bâtonnier de Bruxelles se refuse à tout commentaire de sa captivité envers les journalistes, au motif qu’il est lié par sa reconnaissance au Roi d’Espagne et qu’il ne dira rien avant que ce dernier ne l’ait autorisé. Il explique néanmoins qu’il a pu, au terme de longues négociations, passer d’une chambre de vingt lits à une chambre de quatre puis de deux lits. Et ses statuts de bâtonnier et de député n’ont pas accéléré les choses. Après cinq mois de détention, il obtient une chambre seule et une ordonnance procédant au nettoyage du logis, de la vaisselle et de la préparation des repas, tâches qu’il devait, avant celle-ci, effectuer lui-même (Le Gaulois, 30 janvier 1916).
Le bâtonnier Théodore était retenu prisonnier dans le camp de Gutersloh en Westphalie. Il était dans un bâtiment terminé à la hâte, destiné à abriter un asile. Il fut à son arrivée mis en quarantaine dans une cellule de 3 mètres carrés puis dans chambre commune avec des russes des français et des polonais. En octobre 1916, il évoque au journaliste du Figaro Emile Bacelon, les rudes conditions de cette détention : nourriture infecte, souffrances et vexations qui se voulaient cruelles. Il précise que pour améliorer la nourriture les belges montèrent une coopérative avec pour objet la fabrication de la soupe.
Après huit mois de repos en Suisse, il arrive à Paris. Il est accueilli plus que chaleureusement à la gare de Lyon par le bâtonnier Henri Robert, les membres du Conseil de l’Ordre ainsi que par ses confrères Me Brunet ancien bâtonnier du Barreau de Bruxelles et Jaspar, Demeur, Bacarah et M. Fromez vice-président du Tribunal civil de Bruxelles. « Votre vaillante attitude, déclare le bâtonnier Henri Robert, a jeté sur le barreau un lustre éclatant ». Le bâtonnier Théodore est si ému qu’il n’arrive presque pas à s’exprimer (Figaro, 27 octobre 1916). Il assistera le 28 octobre 1916 à la Bibliothèque de l’Ordre des Avocats au palais de Justice à la commémoration des 124 avocats parisiens morts au champ d’honneur, en présence du Président de la République M. Raymond Poincaré, des ministres René Viviani et Aristide Briand ainsi que d’une délégation d’avocats américains : « votre présence, au milieu de vos confrères de Belgique et de France – mais pourquoi distinguer ? ne formons-nous pas désormais une seule et même famille ? - , est une des rares joies, que nous ayons eu depuis deux années » lui dira Henri Robert lors de son discours.
Il restera en France jusqu’à la fin du conflit. Les confrères belges ont lors de cette commémoration offert une œuvre d’art au Barreau de Paris, placée près du tableau des morts. Il écrira en 1927 lors de son cinquantenaire que « devant ces morts glorieux, tombés pour la plus belle des patries et pour la plus sainte des causes, l’union fut scellée à jamais entre les Deux barreaux ».
Le 14 novembre 1917, le baron de Gaiffier, ministre de Belgique, a remis au bâtonnier Henri Robert les insignes de Commandeur de l’Ordre de Léopold : « le Roi Albert […] a voulu reconnaitre les titres nombreux que le bâtonnier de Paris s’est acquis à la reconnaissance et à l’admiration des Belges, ainsi que les sentiments de chaude confraternité dont les avocats belges réfugiés en France ont eu tant de fois à louer ».
En 1918, se réjouissant de la victoire des alliés, le bâtonnier Théodore écrit au bâtonnier Henri Robert :
« Monsieur le Bâtonnier, Cher confrère,
Veuillez me permettre de saluer, à l’heure de la victoire, le grand barreau de Paris, au nom du barreau de Bruxelles dans l’œuvre immortelle de la libération des peuples, il a sa part glorieuse.
Au moment de quitter votre sol pour rentrer dans mon pays, je m’incline encore avec une poignante émotion devant ceux des vôtres qui sont tombés, je dis mon admiration à ceux que le sort à épargner ; à vous j’adresse ma vive reconnaissance.
Je n’oublierai pas, pas plus que mes confrères belges en exil, les heures inoubliables que nous avons passées parmi vous. Vous avez été accueillants au-delà de toute expression. Vous nous avez offert comme à des frères, une place de choix dans votre Patrie. Vous avez été plus loin encore, Monsieur le Bâtonnier, vous m’avez ouvert votre foyer.
En vous quittant, j’éprouve un double sentiment : une immense joie de revoir les miens, mais aussi le plus sincère regret de me séparer d’un ami tel que vous. Grâce à Dieu la séparation ne sera pas définitive.
Au revoir ! Bientôt à Bruxelles n’est-ce pas ?
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Bâtonnier, avec l’expression de mes sentiments les plus affectueux, l’assurance de ma considération. Léon Théodore ».
La solidarité du barreau parisien envers les barreaux belges ne s’arrête effectivement pas à l’histoire du Bâtonnier Théodore. De nombreux confrères belges ont trouvé refuge au barreau de Paris, et ce dès le début du conflit. Trois anciens bâtonniers dont Me Emile Brunet, ancien Bâtonnier, avaient demandé l’hospitalité en France.
Plusieurs allocations leur ont été allouées par le Conseil de l’Ordre durant toute la guerre. Ils ont également été autorisés à plaider devant les juridictions françaises comme le mentionne cet article du Figaro du 24 février 1915 : dans une affaire de blessures commises par imprudence, le conducteur de tramway inculpé est défendu par Me Pecqueux, avocat du barreau de Bruxelles. Avant de commencer sa plaidoirie, il remercie le tribunal de bien vouloir l’autoriser à assurer cette défense : « la bienveillance […] qui permet aux avocats belges de plaider devant les tribunaux français est un des traits touchants pour laquelle la France manifeste sa générosité à l’égard de la Belgique ». Ce à quoi lui répond le président Hubert du Puy : « cette hospitalité, Maître, est très naturelle. Ce n’est pas une charge mais un plaisir et un bonheur pour nous » avant que le substitut Roux ne rajoute : […] la France elle n’aura jamais assez de gratitude pour la noble Belgique. Nos deux pays n’ont plus qu’un seul cœur, qu’une seule âme. Ils n’ont même pour l’instant qu’n seul territoire. La Belgique est chez elle en France. Vous êtes chez vous ici ».
En 1915 également, les avocats belges ont institué une commission juridique trois jours par semaine « grâce à l’hospitalité du bâtonnier Henri Robert ». Cette commission permet aux Belges réfugiés de trouver tous les conseils qu’ils sont amenés à solliciter par suite des circonstances.
Le Conseil de l’Ordre et le bâtonnier Henri Robert ont aussi œuvré, sans succès, pour la libération de l’avocat bruxellois et bourgmestre de la ville, Adolphe Max. Adolphe Max est maire de Bruxelles lorsqu’il est arrêté par les autorités allemandes pour motif de refus d’exercer son mandat sous leur joug. Emprisonné en Allemagne, il devient l’icône de la Résistance et reçoit des milliers de lettres de soutien de la part de ses administrés. En 1917, il est emprisonné à Berlin où il est assigné devant le conseil de guerre pour avoir manqué de respect à un soldat allemand ; il sera acquitté mais restera en prison (Le Gaulois, 1er août 1917). Il quitte la prison de Goslar le 13 novembre 1918 et rentre en héros à Bruxelles le 17 novembre 1918. Le bâtonnier Henri Robert lui adresse alors ses sentiments très affectueux d’admiration, et reçoit en retour son admiration : « Merci de tout cœur, mon cher bâtonnier pour votre télégramme si chaleureux. Laissez-moi vous dire combien j’ai été touché des marques de sympathie que vous m’avez prodigués pendant ma captivité et qui m’ont apporté le réconfort précieux de la confraternité du Barreau de Paris. Adolphe Max ».
Lorsque l’armistice fut signée en novembre 1918, les Belges ont fêté la victoire par une grande manifestation au Trocadéro : concert, projection de deux films sur les actions de l’armée belge, donnés au profit des œuvres de secours aux régions libérées de Belgique. Plusieurs allocutions ont été prononcées parmi lesquelles un discours du Bâtonnier Henri Robert.
En 1923 fut inauguré dans le 8e arrondissement, place de la Reine Astrid, un monument à l’amitié franco-belge, offert à cette ville par Maître Théodore, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Bruxelles.
Les liens unissant ainsi le barreau de Paris et les barreaux belges et particulièrement celui de Bruxelles ont perduré bien au-delà de cette guerre. Par exemple, aujourd’hui, et depuis de nombreuses années, le Conseil de l’Ordre parisien se délocalise une fois par an à Bruxelles.